Jean Monnet, fondateur de l’Europe libérale

Petite histoire de la construction d’une Europe gestionnaire conçue comme une entreprise peu soucieuse de démocratie.

Denis Sieffert  • 26 juillet 2012 abonné·es

Un homme, plus que tout autre, incarne l’Europe libérale : Jean Monnet. Sa biographie illustre parfaitement le projet européen. Autodidacte, fils d’un négociant en cognac, il se vit d’emblée comme un commerçant. C’est l’extension du marché qui le passionne et, très vite, un libre-échange débarrassé des frontières et des tropismes nationaux. S’il n’aime pas la nation – ce qui le conduira à s’opposer au concept gaullien de « France libre » pendant la guerre –, il n’est pas pour autant internationaliste. Il est même un anticommuniste fervent, au point d’aller en Chine conseiller Tchang Kaï-chek au milieu des années 1930 contre Mao. Sa fibre « commerçante » et libre-échangiste le porte beaucoup plus vers une culture anglo-saxonne, et l’amène naturellement à épouser les thèses fédéralistes américaines.

Des thèses auxquelles la tradition politique ** française est hostile. Monnet sera donc l’homme des Américains et d’une conception politique inspirée du modèle états-unien. En 1939, il est à Londres. Et c’est en tant que président du British Supply Council qu’il est envoyé aux États-Unis. Il se convainc rapidement de la nécessité d’un marché de la taille d’un continent sans barrières douanières. Il se lie avec un avocat d’affaires, sénateur, qui deviendra secrétaire d’État sous la présidence Eisenhower, John Foster Dulles. À partir de 1949, Jean Monnet est le relais d’un intense lobbying américain en faveur d’un fédéralisme européen. Il est proche également du sénateur Paul G. Hoffman, administrateur du plan Marshall, et auteur devant le Sénat américain d’un rapport étonnamment soucieux du bien-être du Vieux Continent.

On a sans doute oublié aujourd’hui à quel point « l’idée européenne » est d’abord une idée américaine. Jean Monnet est l’homme de cette influence américaine. La première étape de ce vaste projet sera, en 1951, la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), directement inspirée d’un rapport américain. Monnet imagine une Europe gérée par une organisation de type entrepreneurial et technologique, hors de tout processus démocratique. Mais Monnet et ses amis d’outre-Atlantique vont parfois trop vite en besogne. Ainsi, l’idée d’une Communauté européenne de défense (CED) heurte plusieurs pays européens, et en premier lieu la France. Ce n’est, dans l’esprit de Monnet, qu’un contretemps. Il poursuit son offensive dans un recueil de textes publié en 1954, au titre éloquent : Les États-Unis d’Europe ont commencé. Le projet, exclusivement économique et commercial, s’inscrit aussi dans la guerre froide comme un instrument de l’influence américaine. Le combat de Jean Monnet, « l’Euro-Américain », et l’histoire de l’Europe libérale seront jusqu’au bout indissociables.

L’avancée vers cette Europe gestionnaire, conçue comme une entreprise, libérée des pesanteurs démocratiques et confiée à des technocrates, ne se fera certes pas de façon linéaire. En 1969, un Comité d’action pour des États-Unis d’Europe plaide pour la création d’une zone monétaire européenne qui imposerait aux États de renoncer à leur souveraineté monétaire. Le futur Premier ministre Raymond Barre, alors fonctionnaire à Bruxelles, propose un système de change contrôlé. Les parités entre les monnaies ne pourraient être modifiées sans l’accord unanime des États. Cette première étape sur le chemin de la monnaie unique reçoit le soutien du chancelier allemand Willy Brandt. C’est évidemment Jean Monnet qui se charge de le convaincre. Le chancelier défend la proposition à la conférence de La Haye, en décembre 1969.

Si l’idée séduit le ministre français de l’Économie, Valéry Giscard d’Estaing, elle rencontre l’opposition du Président, Georges Pompidou, toujours au nom d’une souveraineté nationale, chère au général de Gaulle. C’est en s’appuyant sur le traité de Rome, fondateur du Marché commun, en 1957, que Pompidou stoppa provisoirement l’offensive. Car, contrairement à ce qui est souvent dit – sans doute pour souligner le caractère inéluctable du libéralisme –, le traité de Rome n’était pas ultralibéral, au sens où il n’entamait pas le pouvoir des États. Mais les fédéralistes ne désarment pas. Le rapport du Luxembourgeois Pierre Werner, en novembre 1970, reprend l’offensive en faveur d’une monnaie unique gérée par un seul centre de décision, d’apparence technique, et à l’abri de tout contrôle démocratique. En fait, c’est la crise du dollar, en 1971, qui justifiera aux yeux de beaucoup de dirigeants européens, et en particulier de l’Allemagne, une accélération du processus.

En mars 1972, les « Six » créent le Serpent monétaire européen qui fixe une marge de fluctuation à 2,25 %. On se rapproche mathématiquement de la monnaie unique. En octobre, Pompidou cède. Il accepte le principe d’une union économique et monétaire, et d’un Fonds de coopération géré par le Conseil des gouverneurs des Banques centrales. C’est le début d’un transfert de pouvoir du politique vers le financier, avec le déficit démocratique qui en résulte automatiquement. Mais c’est évidemment le traité de Maastricht, en 1991, qui rend le processus irréversible et consacre le triomphe posthume de Jean Monnet, mort en 1979.

Paradoxe de cette histoire qui s’est écrite contre la tradition politique française, ce sont encore deux Français qui seront les grands artisans de cette étape décisive : Jacques Delors, auteur en 1989 d’un rapport en faveur de l’Union économique et monétaire, et François Mitterrand. Car le traité institue deux nouveautés : la mise en place de critères budgétaires qui s’imposent aux États, et la création d’une Banque centrale européenne indépendante. La France renonce alors définitivement à son discours antifédéraliste. Et cela comme une concession spectaculaire au chancelier allemand Helmut Kohl, favorable comme avant lui Willy Brandt à un fédéralisme européen.

Dans toute cette histoire, les mots sont pipés. Et les faux débats foisonnent. Les fédéralistes, héritiers politiques de Jean Monnet, se présentent généralement comme antinationalistes. Ce qui peut avoir un vernis de gauche. Non pas chez Jean Monnet, qui n’a jamais rien revendiqué de tel, mais dans une partie de la gauche française. Or, le fédéralisme est surtout le prétexte à l’élimination de tout processus démocratique et à la mise à l’écart des peuples au profit d’organismes d’experts qui conçoivent la gestion des affaires publiques comme une direction d’entreprise transnationale. Ce qui conduit, en retour, à une superposition de la question nationale et de la démocratie. C’est le propre de la question européenne depuis les années 1950 de poser un faux antagonisme entre Europe fédérale et Europe des Nations.

On ne peut reprocher à Jean Monnet d’avoir été l’homme de cette confusion. Il n’a jamais été obsédé par la démocratie, et les peuples, dans sa conception, ne sont qu’empêcheurs de tourner en rond. En revanche, la gauche, allemande d’abord, avec Willy Brandt, française ensuite, avec Delors et Mitterrand, l’a savamment entretenue, jusqu’à substituer « l’idéal européen » à l’idéal social, pour ne pas dire socialiste. À partir du référendum sur le traité de Maastricht – qui se conclura par une courte victoire du « oui », en 1992 –, les socialistes français feront toujours cause commune avec la droite sur les questions européennes. Le point d’orgue de cette union apparemment contre-nature fut évidemment la campagne du référendum pour le traité constitutionnel européen de 2005. On a souvenir des meetings communs, et même d’une couverture de Paris Match où posent l’un à côté de l’autre François Hollande et Nicolas Sarkozy, venus plaider en chœur pour le traité constitutionnel, qui sera finalement rejeté par 54,68 % des Français. L’Europe est devenue le lieu d’accointances politiques et économiques entre gauche et droite, y compris sur ce texte qui vise à constitutionnaliser, c’est-à-dire à rendre irréversibles, le « marché libre » et la « concurrence libre et non faussée ».

La convergence gauche-droite sera à son comble lorsqu’en 2008 les socialistes s’abstiendront au Congrès de Versailles pour permettre la ratification par voie parlementaire du traité de Lisbonne, remake du texte rejeté par les Français trois ans plus tôt. Mais, plus encore que par la politique, c’est dans le symbole que ce rapprochement quasi fusionnel a été célébré de la façon la plus édifiante. Le 9 novembre 1988, en haut de la rue Soufflot, c’est un président socialiste, François Mitterrand, qui prononce le discours de transfert des cendres de Jean Monnet au Panthéon. Et, loin d’exalter les grands principes, il cite du « père de l’Europe » cette phrase dans laquelle il se reconnaît sans doute lui-même : « Je sais attendre les circonstances. »

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