Richard Stallman : « Le logiciel libre est un droit de l’homme »

Richard Stallman milite depuis trente ans pour une informatique au service de l’utilisateur.

Jérémie Sieffert  • 12 juillet 2012 abonné·es

«J e bénis ton ordinateur, mon fils. » Enveloppé d’une tunique indienne et auréolé d’un chapeau à bord large et plat, l’Américain Richard Stallman s’amuse de son surnom de « pape du logiciel libre ». Les cheveux longs et gris, la barbe hirsute, le nombril apparent sous une chemise à demi ouverte, il prêche sa bonne parole dans un français parfait, ce 28 juin, en un lieu dont le nom lui va bien, la Mutinerie, à Paris [^2].

Respecté toujours et critiqué parfois, cet ancien étudiant au Massachusetts Institute of Technology (MIT) de Boston s’est rendu mondialement célèbre en tant qu’initiateur, dans les années 1980, du projet GNU : un système d’exploitation pour ordinateur entièrement sous licence libre. « Prière de ne pas dire “Linux” mais “GNU/Linux” », car l’auteur du « noyau » Linux n’a en effet fourni que « la dernière pierre » à une entreprise commencée dix ans plus tôt. Surtout, ce dernier « ne cautionne pas la philosophie » du projet GNU. « Prière de ne pas dire non plus “open source”, mais “logiciel libre” », car, insiste Stallman, la première expression tend à « vider notre démarche de son contenu éthique ».

Les logiciels libres confèrent à leurs utilisateurs plusieurs « libertés fondamentales »  : celle d’installer le programme sur leur machine, d’en consulter le code source, de le modifier en fonction de leurs besoins et de redistribuer la version originale ou modifiée, faisant ainsi profiter tous les utilisateurs de chaque avancée. « Chaque nouveau champ de la vie doit apporter de nouveaux droits. Avec l’informatique, ce sont ces libertés. »

Car le principal fait d’armes de Richard Stallman n’est pas sa contribution aux logiciels libres eux-mêmes, mais plutôt à leur « écosystème » juridique, grâce à la General Public Licence (GPL), qui permet à tout auteur de programme de rendre inaliénables ces libertés pour les utilisateurs de son œuvre. Rédigée une première fois dans les années 1980, elle est aujourd’hui largement utilisée, y compris par des entreprises commerciales, et a fait de nombreux petits dans des domaines comme la science et les arts.

Selon la « biographie autorisée » de Stallman ^3, il y a, à l’origine de l’épopée du logiciel libre, une histoire d’imprimante dernier cri offerte en 1980 à son labo du MIT. Le jeune étudiant en demande le code source à un collègue universitaire qui a travaillé sur le logiciel, pour le modifier et l’améliorer. Celui-ci refuse, invoquant une « clause de confidentialité » signée avec le fabricant. « Sa réponse m’a laissé sans voix, déçu et furieux. J’ai décidé de ne jamais me rendre complice de ce système. » Un système dans lequel la raison commerciale supplante le partage et l’entraide.

Trente ans plus tard, les systèmes GNU/ Linux sont parfaitement fonctionnels et de plus en plus faciles d’accès. Pourtant, entre matraquage commercial et mauvaises habitudes, 98 % des gens utiliseraient des systèmes d’exploitation de type propriétaire. Des « logiciels privateurs », comme les appelle Stallman. «  Il y a trente ans, on pouvait craindre qu’un programme privateur ne fasse pas ce que tu veux. Aujourd’hui, il faut craindre qu’il fasse ce que tu ne veux pas », résume-t-il en énumérant les nombreuses « fonctionnalités malveillantes » découvertes sur des programmes pourtant utilisés par des millions de personnes chaque jour.

Au musée des « malwares », il y a par exemple les « portes dérobées », qui permettent à l’éditeur d’un logiciel d’imposer des changements à distance directement sur la machine de l’utilisateur sans l’en avertir. Les « menottes numériques » [^4], destinées à empêcher de faire certaines choses, sont un autre exemple. « Nous avons découvert des portes dérobées dans le système Windows, égrène Stallman. MacOs en possède aussi pour désinstaller des applications […]. Dans les “ iThings”, il y a les menottes numériques les plus serrées jamais produites : Apple a le contrôle total des applications que l’utilisateur peut installer […]. Tous les portables peuvent être transformés en dispositifs d’écoute ou de géolocalisation  […]. Le Kindle d’Amazon dispose d’une liste de tout ce que lisent les utilisateurs et dépossède le lecteur de sa liberté de prêter ou revendre ses livres [^5]… »

Sur le Web également, de nombreux outils propriétaires permettent à des sites et à de grandes entreprises de surveiller toujours plus étroitement les comportements des internautes. Regarder une vidéo ? « Flash Player est gratuit, mais pas libre. » Un bouton « Like » quelque part ? « Facebook te surveille. » Richard Stallman assume sa radicalité : « Je refuse de m’identifier sur Internet, et nous travaillons à un navigateur qui bloquerait tous les scripts malveillants. » Car, pour ce militant de la première heure, « soit l’utilisateur a le contrôle du programme, soit c’est le programme qui a le contrôle de l’utilisateur. » Pour « l’éthique du développeur », dont il se réclame, « l’utilisateur mérite d’avoir le contrôle de son informatique… C’est un droit de l’homme ».

RSF et la FIDH, qui ont coorganisé sa venue, ne s’y sont pas trompés. Pour Antoine Bernard, directeur général de la FIDH, « les libertés numériques sont devenues un enjeu énorme. On pense à la Tunisie et à la Syrie, mais aussi à la Biélorussie, à Bahreïn… », où de nombreux militants des droits humains sont mis en cause en raison de leurs communications électroniques. Pour Richard Stallman, « personne n’est à l’abri ». Une entreprise française, Amesys, n’est-elle pas soupçonnée d’avoir fourni à Kadhafi de quoi intercepter les communications de la population libyenne ? Partout, les « ayants droit », « qui ne sont généralement pas des artistes mais des entreprises », ne réclament-ils pas des mesures de surveillance et de filtrage du Net ?

Un rôle de Facebook et Twitter dans le déclenchement des printemps arabes ? « Possible, répond Stallman. Mais ces entreprises n’étaient pas soumises aux lois de ces pays. Qu’en sera-t-il avec le gouvernement des États-Unis ? Twitter résiste, mais combien de temps tiendra-t-il ? [^6] » En gourou francophile et francophone, Richard Stallman ressasse partout le même mantra, « trois mots qui résument les logiciels libres : liberté dans l’utilisation, égalité dans le pouvoir et fraternité dans le partage ». Amen.

[^2]: [http ://jhack.info/wiki/doku.php?id=jhack2:accueil](http ://jhack.info/wiki/doku.php?id=jhack2:accueil)

[^4]: Comme les fameux DRM, qui empêchent la lecture de certains CD ou DVD sur un ordinateur.

[^5]: Par ailleurs, le vendeur de livres numériques avait créé une polémique en 2009 en supprimant de son catalogue le roman d’Orwell 1984, tout un symbole.

[^6]: Un juge new-yorkais a ordonné le 2 juillet à Twitter de produire les données censées mettre en cause un membre d’Occupy Wall Street dans des débordements avec la police…

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