Sénégal : Des réfugiés pris au piège

Expulsées de Mauritanie en 1989 parce que noires, des milliers de personnes refusent de regagner leur pays : le retour de 24 000 compatriotes, organisé depuis 2008 par le HCR, est un échec cinglant.

Patrick Piro  • 26 juillet 2012 abonné·es

Un message bref sur une boîte vocale : « Nous sommes en grève. Pouvez-vous nous rappeler ? » Ils ont débarqué à une centaine le 19 juin, la veille de la Journée mondiale des réfugiés, pour installer un camp de fortune devant le bureau régional du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR), à Dakar. Au bout du rouleau… Ils sont Mauritaniens, réfugiés au Sénégal depuis 1989.

En avril de cette année-là, une altercation mortelle entre éleveurs des deux côtés du fleuve Sénégal, qui délimite la frontière entre les deux pays, fournit à Nouakchott, capitale de la Mauritanie, l’occasion de déclencher une véritable épuration ethnique. Dans ce pays sahélien tracé à la règle par les lubies de la colonisation et de la décolonisation, indépendant depuis 1960, la cohabitation est délicate entre Négro Mauritaniens minoritaires (30 % de la population), principalement installés au Sud, et Arabo-Berbères du Nord (70 % de la population), qui détiennent les rênes politiques et économiques. En 1989, les haines raciales atteignent un paroxysme. Sur ordre du régime de Maaouya Ould Taya, militaire arrivé au pouvoir par un coup d’État, les forces de l’ordre raflent quelque 300 000 Peuls, Wolofs et Soninkés, au prétexte qu’ils seraient sénégalais [^2], et les expulsent de l’autre côté du fleuve. Dans le Sud, des villages entiers sont vidés et débaptisés du jour au lendemain. Un « délit de peau noire » conduit à la confiscation des terres, des maisons, des cheptels de dizaines de milliers de familles négro mauritaniennes, pour les attribuer, le plus souvent, à des Haratins, classe d’anciens esclaves maures affranchis.

La rive gauche du fleuve Sénégal a compté jusqu’à 250 camps de réfugiés mauritaniens. Ces « Palestiniens d’Afrique de l’Ouest » n’obtiendront jamais de mobilisation en leur faveur. Le bref conflit frontalier de 1989 s’apaise, mais l’abcès s’installe. En novembre 2007, alors que la Mauritanie est, pour la première fois depuis trois décennies, dirigée par un civil démocratiquement élu, Sidi Ould Abdallahi, un accord est péniblement signé entre les deux pays ainsi qu’avec le HCR pour organiser le retour des déportés. Il est prévu de les réintégrer pleinement dans leurs droits. Malgré les inextricables imbroglios qui se dessinent, une centaine de Mauritaniens acceptent, le 29 janvier 2008, de prendre le bac qui les dépose à Rosso, « chez eux » [^3]. À ce jour, 24 000 d’entre eux ont suivi le même chemin, selon le HCR. Mais 14 000 Mauritaniens ne sont pas rentrés, et vivent principalement au Sénégal. Certains ont accepté l’échappatoire offerte par Dakar : prendre la nationalité sénégalaise. En vingt-trois ans, ils ont fait le deuil du retour comme ils ont pu, trouvé localement quelques moyens de subsistance. De nombreux enfants sont nés rive gauche du fleuve, où leur scolarité s’est engagée en langue française, celle dont la population noire a hérité du colonisateur.

Mais nombreux sont ceux qui n’ont pas cru aux belles promesses de « leur » gouvernement, exigeant des garanties fortes pour quitter le sol sénégalais. « Une fois rentrés, nous n’aurons plus aucun recours, nous n’existerons plus, ni pour le HCR ni pour la communauté internationale », grondait, il y a quelques mois, Aldiouma Cissokho, 61 ans, porte-parole respecté d’une grande partie de ces Mauritaniens combatifs. « On fait régulièrement mine d’oublier les circonstances iniques qui nous ont conduits ici ! Nous voulons simplement être rétablis dans l’intégralité de nos droits et possessions. Ni plus ni moins. »

La révolte de cet ancien fonctionnaire des affaires maritimes de Nouadhibou est intacte, comme la blessure profonde de sa déportation, le 5 mai 1989, en pleine nuit, sans argent ni papiers. Interrogatoires, pillages, meurtres ; villages rasés, familles séparées, papiers brûlés… Mamadou, Fatima, Ibrahima, Daly, Boubacar, Ousmane racontent la plus aveugle des violences d’État. Nombre d’entre eux sont déjà retournés clandestinement au pays, pour évaluer la situation ou visiter des proches qui, eux, n’ont pas été expulsés, sans que l’on comprenne pourquoi. Puis ils reviennent au Sénégal : le précieux récépissé du HCR attestant de leur statut de réfugié est souvent leur unique bouée. L’assistance humanitaire à leur égard s’est effilochée, les réfugiés privilégient leurs réseaux de solidarité. Mais le bout de papier onusien représente l’espoir d’être encore considéré par les autorités sénégalaises ou le HCR. Aldiouma Cissokho mène une grève de la faim. Son état a déjà nécessité quatre jours d’hospitalisation, mais, dès sa sortie, il a rejoint ses camarades devant le bâtiment du HCR. « Nous voulions rentrer dans la sécurité et la dignité, mais, aujourd’hui, nous concluons que ce n’est pas possible. La situation de nos compatriotes rapatriés est effroyable, l’accord tripartite n’a pas été appliqué. »

L’éclaircie mauritanienne a été de courte durée. Abdallahi a été renversé en août 2008 par les militaires, qui ont recommencé, par des moyens insidieux, à marginaliser la population noire : arabisation de la langue de l’administration et de l’éducation, qui défavorise les Négro-Mauritaniens historiquement francophones ; et, depuis mai 2011, le recensement de la population, prévu par le nouveau code civil adopté fin 2010, est mené selon un système discriminatoire, comprenant des questions « uniquement réservées aux Noirs », auxquels il est demandé de fournir des pièces administratives inaccessibles [^4]. Après la déportation physique, la déportation administrative ? C’est l’analyse du mouvement « Touche pas à ma nationalité », créé pour l’occasion. « Nous ne supportons plus le racisme d’État ! », s’élève Abdoulaye Birane Wane, coordinateur, arrêté à plusieurs reprises en raison de son engagement.

Il y a six mois, il a conduit une mission dans la région méridionale de Brakna, où sont situés les camps de Houdalaye et Dar Salam, créés pour accueillir les rapatriés du Sénégal. « Ils vivent à 8 000 dans des conditions extrêmes. Ils manquent de soins et d’eau, ils doivent financer un forage sur leurs propres deniers. Certains vivent à quelques mètres seulement de la terre et de la maison dont ils ont été spoliés ! Une poignée seulement de fonctionnaires ont été réintégrés. Des enfants traversent le fleuve pour aller étudier en français au Sénégal, et regagnent la Mauritanie tous les soirs. » À peine 1 600 de ces réfugiés auraient récupéré des papiers d’identité. L’antenne du HCR à Nouakchott garde le silence.

À Dakar, ils n’étaient plus qu’une trentaine, mi-juillet, à poursuivre la grève de la faim. Grâce à quelques médias locaux, leur drame est un peu sorti de l’anonymat. Ils réclament de pouvoir être réinstallés dans un pays tiers, en Amérique du Nord, en Australie, en Scandinavie… Leur stratégie : impliquer plus fortement le Sénégal, qui veut éviter la surenchère avec son ombrageux voisin, afin qu’il se déclare officiellement en incapacité d’entretenir plus longtemps ces milliers de réfugiés sur son sol. La représentation dakaroise du HCR oscille entre gêne et agacement. « Le pouvoir de décider d’une réinstallation est entre les mains des pays d’accueil potentiels. Les grévistes de la faim doivent comprendre qu’il n’existe pas de pays nommé “HCR”. On ne peut pas rester réfugié toute sa vie, à un moment, il faut choisir. »

Interdictions de travail, blocages administratifs, les témoignages abondent d’entraves à l’accès à une vie tout juste normale. La gendarmerie sénégalaise commence à tiquer devant les récépissés du HCR, arguant qu’ « il n’y a plus de réfugiés mauritaniens au Sénégal »  : l’opération « retour » est officiellement close depuis avril dernier, même si « n’importe qui peut encore rentrer dès qu’il le souhaite, accompagné par nos services », affirme-t-on au HCR à Dakar. Il y a quelques mois, Aldiouma Cissokho tentait d’aider une jeune compatriote peule, qui a décroché au Sénégal une bourse du Haut-Commissariat pour devenir agent de santé. Mais impossible, sans papiers, de passer l’examen final. Un fonctionnaire onusien a reconnu l’impuissance du HCR : « La meilleure solution pour eux serait de prendre la nationalité sénégalaise. » Sempiternelle conclusion, qui excède les grévistes de la faim : « Ce serait piétiner notre conscience, donner raison aux violeurs de droits humains. Nous sommes peut-être misérables, mais cohérents. »

[^2]: Ce qui était vraisemblablement le cas pour un tiers d’entre eux, généralement commerçants dans les villes.

[^3]: Voir Politis n° 988, du 7 février 2008.

[^4]: Datant souvent de l’époque où l’ancienne colonie était administrée par Saint-Louis, au Sénégal.

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