« Un mystère philosophique »

Ils ont survécu en Europe en dépit de leur faible nombre et de la stigmatisation. Selon Jean-Pierre Dacheux, les Roms interpellent la démocratie du Vieux Continent.

Laurène Perrussel-Morin  • 5 juillet 2012 abonné·es

« Uni dans la diversité », le peuple rom existe dans de multiples variantes en Europe. Jean-Pierre Dacheux, qui est membre de la Ligue des droits de l’homme et du collectif national Romeurope, rend compte de la singularité des Roms. 



Pensez-vous que les gadjé ont pu participer à la construction d’une identité nationale rom par une folklorisation de la culture tsigane ?


Jean-Pierre Dacheux : Les Tsiganes ne peuvent pas vivre avec les gadjé et ne peuvent pas vivre sans eux. Autrement dit, il y a des liens obligés, notamment d’ordre économique et conflictuel. Si vous demandez à un Manouche ce que c’est qu’être un Tsigane, il vous répondra que c’est ne pas être un gadjo. Le gadjo, c’est celui qui est attaché à sa terre.


Peut-on parler de sédentarisation forcée ?


Les Roms sont les descendants des Tsiganes, qui partirent d’Inde et se séparèrent en trois groupes : tandis que les Domani gagnaient l’Égypte, le Liban et la Syrie, les Lomani se concentraient dans les régions arménophones. Les Roms, quant à eux, se rendirent en Europe centrale, où ils sont aujourd’hui encore particulièrement présents. Arrivés en France au XVe siècle, ils y furent bien accueillis du fait des métiers qu’ils exerçaient. Souvent employés comme mercenaires aux XVIe et XVIIe siècles, ils durent vite faire face aux préjugés qui les qualifiaient de voleurs de poules, d’enfants, ou d’impies… On a pu espérer au XXe siècle que les Roms voient leur situation s’améliorer, grâce notamment à la loi Besson (Louis Besson, membre du gouvernement Jospin…) du 5 juillet 2000 qui oblige les communes de plus de 5 000 habitants à aménager une aire de stationnement. Dix ans plus tard, c’était un autre Besson, Éric, qui participait à une politique visant à expulser les Roms venus de Roumanie et de Bulgarie. Des discours comme celui que prononça Nicolas Sarkozy à Grenoble en juillet 2010 illustrent la stigmatisation dont les Roms sont victimes aujourd’hui encore. Les Roms, très présents en Roumanie, sont parfois confondus avec les Roumains. Ils représentent, selon le recensement de 2002, 2,5 % de la population du pays. Placés dans une servitude de type féodal du XIXe siècle à 1856, ils furent persécutés pendant la Seconde Guerre mondiale. Le communisme contribua à leur sédentarisation grâce à l’octroi de terres, mais la chute de Ceausescu en 1989 les poussa de nouveau sur la route, ce nomadisme n’étant pas toujours choisi. Leur implantation en Europe de l’Est, notamment en Moldavie et en Valachie, s’explique par la fin du servage et par la liberté de circulation qui leur fut accordée. Certains Roms se sont installés au XXe siècle aux États-Unis et en Amérique du Sud, mais la majeure partie de ce peuple vit en Europe.
Celui qui est sédentaire peut rester culturellement voyageur. Il aura de la mobilité une autre vision que nous, à l’instar des Marrons, qui, du temps de l’esclavage, étaient toujours prêts à fuir. Je connais un Manouche qui dort dans sa caravane bien qu’il ait une propriété, car il souhaite avoir la possibilité de s’en aller. Ce n’est pas un nomadisme. En France, à partir de la loi de 1912, on a parlé des nomades, puis, à partir de 1969, on a évoqué les personnes du voyage. C’est le décret d’application de 1972 qui a introduit l’expression « gens du voyage », entité globalisante. Cette expression, utilisée uniquement en France, n’a pas de traduction en Europe. La France y tient beaucoup, car cela lui permet de ne pas appeler les Tsiganes par leur nom. Pour la Constitution française, il n’y a que des Français en France, et il n’y a pas de minorités. La France n’a ainsi jamais ratifié la Convention européenne sur les minorités culturelles en Europe, signée par les autres États en 1992. Ce problème concerne non pas les Vingt-Sept, mais le Conseil de l’Europe, c’est-à-dire les quarante-sept États. Les autres États qui ont refusé de signer cette convention sont Monaco, Andorre et la Turquie, qui, du temps de Mustapha Kemal Atatürk, s’est largement inspirée de la doctrine philosophique et politique française.


Peut-on parler d’une communauté
ou des communautés roms en Europe ?


La devise même de l’Europe, « Unis dans la diversité », s’applique bien aux peuples roms en Europe. On peut observer des modes de vie et d’expression extrêmement diversifiés. Les Roms de France préféreront ainsi être appelés Manouches ou Gitans plutôt que Roms. Il n’en reste pas moins que les Roms sont unis d’une part par leur origine historique, d’autre part par des événements tels que le Samudaripen  [^2], qui a marqué ce peuple et a forgé une solidarité non dite.
Pour moi, les Roms sont des marqueurs d’Europe, où ils sont numériquement très présents. Mais ils sont également présents en Turquie, en Croatie, en Albanie, en Macédoine… C’est donc une communauté elle-même constituée de communautés. Les Roms du Sud du Kosovo sont majoritairement musulmans, tandis que ceux situés au Nord sont orthodoxes. On trouve des Roms catholiques chez les Gitans en Espagne, des Roms protestants en Allemagne… Rares sont les agnostiques.
Les Roms se définissent comme une nation sans territoire, et cela est mal perçu dans les démocraties occidentales, incapables de penser la nation non territorialisée. S’ils devaient se définir en tant que territorialisés, les Roms diraient simplement qu’ils sont les habitants de l’Europe, ce qui fait dire à Gunther Sachs qu’ils sont les premiers des Européens.


On parlait dans les années 1970 d’un mouvement rom. Certaines associations peuvent-elles aujourd’hui assurer la continuité de cette culture ?


Il n’y a pas un mouvement rom. Même l’Union romani internationale n’est pas représentative de la totalité des Roms. Les Roms ne se laisseront jamais représenter par une partie d’eux-mêmes. Ils souhaiteront cependant par-dessus tout que leur culture soit aimée et appréciée. On connaît le jazz manouche ou le flamenco gitan : on ne peut pas penser les Roms sans musique, mais ce ne sera jamais la même musique ou les mêmes instruments. Comment ont-ils fait pour subsister en étant une dizaine de millions en Europe et en subissant la stigmatisation et l’esclavage ? C’est un mystère philosophique. Les Roms ont une philosophie de la vie non dite qui consiste en un rapport au sol, à la mort, à la religion, à la politique…
Ils posent des questions fondamentales : à quoi nous sert de voter, dès l’instant qu’on ne ressent pas les effets de son vote ? Ils interpellent la démocratie, comme je l’ai montré dans ma thèse de doctorat en philosophie politique, « les Interpellations tsiganes de la philosophie des Lumières ».
La démocratie des Lumières a été et reste interpellée par les Roms, qui n’ont pas la vision communément admise de la propriété et de la vie en commun.


[^2]: Mot romani qui désigne le génocide des Tsiganes par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.

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