Algérie : « Dépasser l’histoire »

Sylvie Thénault et Abderrahmane Bouchène ont codirigé un imposant projet éditorial réalisé en France et en Algérie. Entretien.

Olivier Doubre  • 13 septembre 2012 abonné·es

Quelle démarche a présidé à l’écriture de ce livre ? Vous écrivez qu’il ne s’agissait pas de « chercher naïvement à “réconcilier les mémoires” ». Pourquoi ?

Sylvie Thénault : L’idée de ce livre, projet franco-algérien, est très importante symboliquement. Parce qu’on a affaire à deux peuples, deux sociétés et deux pays qui ont été acteurs dans cette histoire, l’un dominant l’autre. Mais d’un autre côté, je ne crois pas que les uns et les autres soyons prisonniers de nos appartenances nationales. Quand on parle de « réconcilier les mémoires », c’est une expression que je ne comprends pas ; je ne pense pas qu’il y ait une mémoire française et une mémoire algérienne. Je pense profondément qu’il y a des mémoires plurielles de chaque côté. Et l’on peut tout à fait trouver des convergences entre des Algériens et des Français – et des divergences entre Algériens et entre Français ! C’est pour cela que l’on a écarté l’idée d’une sorte de réconciliation, parce qu’il me semble que le problème du rapport au passé, si l’on s’intéresse aux sociétés et aux populations, est beaucoup plus complexe qu’un antagonisme à réconcilier. Le seul antagonisme, de ce point de vue, c’est celui qui met en jeu la politique internationale entre États. Je ne crois pas que les sociétés française et algérienne aient besoin d’être réconciliées. Au contraire, pendant l’écriture de ce livre, on a constaté combien les deux sociétés sont en relation.

Abderrahmane Bouchène : Tout à fait d’accord avec Sylvie. Il ne faut pas oublier que ce livre, qui intervient au moment du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, doit être appréhendé dans le contexte de la situation actuelle de l’Algérie. Un contexte absolument désastreux. Cependant, je fais moi aussi une énorme différence entre des conflits de mémoire d’État à État, et des problèmes de communication entre les peuples algérien et français. C’est pourquoi j’ai trouvé extrêmement positif ce projet d’un livre à plusieurs voix, algérienne et française.

Première histoire de l’Algérie « à la période coloniale » depuis celle de Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron (1964) et celle de Benjamin Stora (1991), ce volume de plus de 700 pages, coédité en Algérie et en France, réunit des chercheurs algériens et français (et quelques autres, surtout anglo-saxons). Elle marque le renouveau d’une histoire « complexe », qui tente d’appréhender les rapports de domination coloniale au plus près de la société algérienne au cours des cent-trente-deux années de présence française, mais aussi les relations protéiformes entre les deux nations. Un livre sans aucun doute appelé à devenir un classique.
Comment qualifieriez-vous ce livre ? Vous parlez d’une « histoire partagée et critique »…

S. T. : Je crois que notre équipe de quatre directeurs, avec nos parcours et nos profils, reflète bien le fait que l’histoire de l’Algérie n’est pas, contrairement à d’autres séquences, uniquement académique : Abderrahmane est éditeur, Ouanassa [Siari Tengour] est universitaire, Jean-Pierre [Peyroulou] a fait une thèse d’histoire et enseigne dans le secondaire, et je suis chercheuse. La difficulté à situer ce livre est que l’on se trouve au croisement de plusieurs préoccupations. Il y a évidemment une préoccupation académique, celle de fournir aux historiens ou aux étudiants d’histoire une nouvelle publication parce que celles sur la période coloniale sont plutôt anciennes aujourd’hui, mais, en même temps, cette histoire-là traverse tellement nos sociétés que l’on ne peut pas la situer uniquement dans une préoccupation académique. L’expression « histoire partagée et critique » définit bien, je crois, cet enjeu de mieux faire connaître cette histoire pour mieux la partager, et peut-être mieux la dépasser.

A. B. : J’aimerais que ce livre fasse débat, qu’il soit critiqué, surtout en Algérie. Je parle ici également en tant qu’éditeur, parce que l’histoire « longue » de la colonisation de l’Algérie pose des questions essentielles, à la fois pour le peuple algérien et pour le peuple français. Cent-trente-deux ans d’une colonisation extrêmement meurtrière et d’oppression brutale, pour finalement arriver à 1962 ! Cet ouvrage, par commodité, a été divisé en quatre périodes, mais l’une des questions qui se posent est de savoir si dans l’imaginaire collectif algérien, il y a une continuité de la colonisation.

S. T. : Je crois qu’au-delà de la périodisation en quatre parties, le livre témoigne bien d’une domination coloniale qui n’est jamais certaine et assurée. On voit toujours à la fois les hésitations de la politique coloniale française et les multiples pans de la résistance algérienne.

Quelle réception peut avoir, en France mais aussi en Algérie, un ouvrage codirigé et écrit par des chercheurs algériens et français, et coédité par La Découverte et l’éditeur algérois Barzakh ?

A. B. : Je crois que la collaboration entre historiens et éditeurs algériens et français, devrait être très bien perçue en Algérie. En particulier dans les milieux qui pensent indépendamment et du pouvoir et des autres courants rétrogrades. Ce que j’espère, c’est qu’un tel livre puisse presser et motiver les historiens algériens à multiplier les travaux sur cette histoire. Parce que la recherche historique en Algérie est plutôt moribonde. On aurait pu s’attendre après 1962 à voir éclore une vraie école historique algérienne. Cela n’a pas été le cas…

S. T. : Absolument. Il faut le reconnaître : nous nous sommes heurtés à un déséquilibre, avec un nombre pléthorique d’auteurs possibles en langue française et anglaise, et beaucoup moins d’auteurs côté algérien. En fait, un grand nombre d’auteurs algériens sont installés en France, ou sont des enfants d’immigrés. C’est ce qui fait de ce type de projet une sorte de défi ! On se heurte à l’histoire officielle, qui considère finalement que l’histoire de l’Algérie commence en 1954 ! Et, au final, on n’a pas réussi à corriger le différentiel entre le dynamisme de la recherche historique en France, voire du débat d’idées, et l’école historique algérienne.

Le titre exact est « Une histoire de l’Algérie à la période coloniale ». Pourquoi ?

S. T. : C’est sans aucun doute un des soucis d’une histoire partagée. On parle ici en France d’une « Algérie coloniale ». Mais l’expression heurte de l’autre côté de la Méditerranée, et il m’a été souvent rétorqué lors de colloques en Algérie qu’une telle expression ne renverrait qu’à l’Algérie des Français, des pieds-noirs ou de la métropole, sans inclure l’Algérie des colonisés. D’où ce titre…

Vous parlez dans votre introduction d’une « complexification » de l’histoire de l’Algérie. Vous avez aussi inclus des articles sur la métropole pendant la guerre. C’est donc une histoire plus vaste que celle des cent-trente-deux ans de présence française…

S. T. : Un des enjeux aujourd’hui est de dépasser l’écriture d’une histoire par le haut pour essayer d’aller dans la société coloniale. Cette complexification apparaît dans le sens où le rapport de domination est un peu plus compliqué qu’un simple clivage entre Algériens et Français. Complexification signifie donc de faire davantage une histoire sociale. Mais intégrer pour une part l’histoire de la métropole signifie faire une histoire des relations entre les deux sociétés et les deux groupes de population. Il était donc impossible d’exclure la métropole, surtout à partir de la Première Guerre mondiale, où il y a des centaines de milliers d’Algériens qui viennent en France.

A. B. : C’est là où l’on voit la différence entre les travaux produits de chaque côté de la Méditerranée. On a beaucoup de choses sur la société coloniale vue d’ici, mais finalement assez peu de choses vues du côté algérien. Il y a encore beaucoup à faire, mais nous avons essayé de commencer à pallier ce manque.

Idées
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