« À la rue, les femmes sont surexposées aux violences »

Pour l’anthropologue Pascale Jamoulle, il existe un « sans-abrisme » spécifiquement féminin.

Clémence Glon  • 11 octobre 2012 abonné·es

Si la vie des femmes SDF ne diffère pas nécessairement de celle des hommes, la violence à laquelle elles font face les pousse à développer des boucliers particuliers. L’anthropologue belge Pascale Jamoulle revient sur ces questions d’identité.

Existe-t-il un sans-abrisme féminin ?

Pascale Jamoulle : J’ai retrouvé dans le sans-abrisme féminin du sans-abrisme masculin et réciproquement. Plus précisément, les causes qui mènent à la rue sont du même ordre, mais elles sont exacerbées chez les femmes. Ainsi, les violences qu’elles vivent avant ou dans la rue peuvent être extrêmes. Une femme trouve plus facilement à se faire héberger qu’un homme. Mais, quand elle perd ce support, c’est que sa situation est particulièrement dramatique. Et, une fois dans la rue, les débrouilles pour préserver son intégrité psychique et physique sont beaucoup plus complexes. Les femmes sont surexposées aux violences.

De quels moyens ou méthodes disposent-elles pour faire face à cette surexposition aux violences ?

En général, elles vont essayer de déployer leurs réseaux sociaux, leurs ressources subjectives et leurs ressources physiques pour se protéger. Certaines se masculinisent, développent leurs capacités combatives ou adoptent des chiens qui les protègent. Dans les liens qu’elles créent, elles tentent d’éviter de se faire instrumentaliser. Les femmes SDF entrent également dans la négociation. La négociation du corps d’abord : il y a des passerelles entre rue et prostitution. Mais il est question de survie, et non d’une prostitution de métier. La négociation s’établit aussi au sein des habitats précaires (squats d’habitation ou d’usagers de drogues), où elles apportent des savoirs domestiques ou gestionnaires. Enfin, leur capacité d’écoute compte beaucoup : souvent, elles sont là pour les autres et tentent de réactiver de l’échange social. Les hommes aussi peuvent le faire. Mais les femmes sont davantage vulnérables et développent encore plus ces facteurs de protection.

Elles seraient donc moins isolées que les hommes ?

Celles que j’ai rencontrées étaient en effet moins isolées. En même temps, à part les grands psychotiques errants, peu de sans-abri sont physiquement seuls, tant la solitude est dangereuse en rue. Mais le rapprochement avec autrui peut être intéressé. En grande pénurie, il est nécessaire d’obtenir le maximum de toute personne et de toute situation. Aussi, la solitude est plutôt d’ordre psychique et, en général, les liens affectifs tiennent très peu.

Vivre dans la rue serait une conséquence plus psychologique que sociale ?

Les deux situations sont inséparables. Ces dernières années, il y a eu des changements importants dans les publics de rue. Nous avons assisté à un basculement massif de personnes qui n’avaient pas spécifiquement vécu des atteintes au lien catastrophiques. Ces « nouveaux pauvres » sont passés à travers le filet des protections sociales après un divorce, une faillite. Les premiers temps, ces femmes tiennent le masque, toujours propres sur elles, très mobiles ; ensuite, beaucoup passent « à la moulinette » de la rue. L’autre transformation, peut-être plus importante encore, est l’arrivée à la rue de nombreux sans-papiers, souvent diplômés, qui disposaient parfois d’une situation stable dans leur pays d’origine. Leur fragilité psychique tient surtout à leur désocialisation, à l’expérience même de la rue. Les femmes, en particulier, vivent des atteintes et des violences graves.

Vivre dans la rue modifie-t-il les représentations de soi ?

Toute expérience déshumanisante nécessite une adaptation afin de tenter de bloquer les ressentis de souffrance. Il peut y avoir des formes d’autoexclusion, de retrait de soi-même et des autres, liées à une perte de la triple confiance : en soi, en l’autre et en l’avenir. Les personnes SDF se font une carapace qui les protège. Certaines ont le sentiment d’être considérées comme des déchets de la société. Les expériences de violence et d’humiliation dans le rapport au public, aux institutions, aux hôpitaux ne font que renforcer cela. Il y a effectivement une vision de l’autre qui se teinte d’une méfiance assez radicale mais, de l’autre côté, il y a aussi une absence de réponse, de prise en charge adaptée. Mémoire et rue sont étroitement liées. Dans la rue, il est impossible de se laisser submerger par le souvenir d’événements malheureux. Cela empêcherait de rester sur le qui-vive alors que, pour survivre, il faut être constamment sur ses gardes. Dans ce sens, certains souvenirs peuvent affaiblir considérablement et conduire à la mort, quand la personne n’arrive plus à faire face. Réinventer son identité est parfois indispensable et peut mener à des formes de mythomanie de survie.

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