Le genre, une histoire politique

Un recueil d’articles de Joan W. Scott donne à voir l’émergence de la question de la différenciation des sexes dans la discipline historique.

Olivier Doubre  • 18 octobre 2012 abonné·es

Joan W. Scott, historienne, professeure au prestigieux Institute of Advanced Study de Princeton, a grandement contribué à introduire le concept de genre au cœur des sciences sociales. Elle distingue l’étude des genres de celle du féminisme ou de l’histoire des femmes.

Vous écrivez, pour en donner une sorte de définition, que « le genre est l’histoire des distinctions masculin/féminin, ou homme/femme, qu’il s’agisse des corps, des rôles ou des traits psychiques ». C’est-à-dire ?

Joan W. Scott : Le genre est une question historique. Si on veut savoir comment les sociétés ont compris, ou comprennent, la différence des sexes, il faut penser cette question en termes de normes et de transgression de normes autour de cette différence. Les normes essaient de contenir cette question, mais je pense que c’est impossible in fine. Le genre est donc une question qui se pose à toutes les époques et dans toutes les sociétés.

C’est aussi et surtout, écrivez-vous, un « dilemme insoluble ». Pourquoi ?

C’est ce que j’ai appris de la psychanalyse. Ce dilemme – la différence des sexes – est le moyen de se penser autre et de penser l’Autre. Judith Butler a formulé précisément le processus qui fait que quelqu’un, pour acquérir une identité, a la possibilité d’imaginer autre chose que ce que les normes semblent imposer sans discussion. On peut donc, comme Judith Butler dans un de ses livres les plus célèbres, « défaire le genre »  [^2]. Or, si on considère ce dilemme, on peut écrire l’histoire d’une façon totalement novatrice. Il ne s’agit pas de considérer que les femmes et les hommes seraient déterminés par leur sexe biologique et auraient un rôle incontestable dévolu par celui-ci. Ma façon d’écrire l’histoire commence donc avec la question suivante : comment affronter ce dilemme ? Le fait d’arriver à cette interrogation a constitué en fait une grande avancée dans mon approche de la discipline historique, dans ma pensée et dans mon travail.

Pourtant, la psychanalyse est souvent critiquée pour ses aspects normatifs en matière d’homosexualité ou pour l’idée qu’elle figerait les différences des sexes. Vous écrivez qu’au contraire elle « vivifie » l’étude du genre. Pourquoi ?

« Le genre : une catégorie utile d’analyse historique », le premier article de ce recueil d’essais, a fait date à sa parution en 1986. Souvent attaquée aux États-Unis au motif qu’elle utilise la fameuse french theory – ce corpus d’écrits des grands penseurs français des années 1960-1970 de Foucault à Derrida –, Joan W. Scott nous rappelait avec ironie, en marge de cet entretien, qu’elle l’est aussi souvent de ce côté-ci de l’Atlantique, notamment par des intellectuelles telles qu’Irène Théry ou l’auteure de l’inénarrable Galanterie française , Claude Habib, pour qui elle serait « l’avatar du féminisme américain » . Le dernier article du livre écrit en 2011, « La séduction, une théorie française » leur répond et apparaît prémonitoire des polémiques qui naîtront autour de « l’affaire DSK ». Le recueil qui paraît aujourd’hui montre toute l’acuité de la méthode historique de Joan W. Scott, qui emprunte à l’ensemble des sciences sociales.
Pour ma part, je dirais avec un peu d’ironie que je n’utilise pas la psychanalyse des psychanalystes, celle qui tend à établir un diagnostic. Si, au contraire, on prend les écrits de Freud et de Lacan en tant que pensée des ambiguïtés, des dilemmes, des difficultés, on peut les utiliser pour ce qui nous occupe. C’est peut-être une approche plus littéraire que scientifique, mais elle donne des clés de lecture précieuses. Notamment en ce qui concerne les glissements de langage, les métaphores. En somme, sur tout ce que nous ne contrôlons pas dans nos descriptions des relations entre les sexes, là où intervient l’inconscient. Il ne s’agit pas d’établir un diagnostic des sociétés ou du comportement des gens, mais bien de comprendre les moyens psychiques avec lesquels les êtres humains voient et pensent la différence des sexes. C’est aussi finalement une méthode critique : on peut ainsi lire Freud comme un grand critique de la société bourgeoise. Une société qui a voulu établir des normes strictes pour régir la différence des sexes. Freud peut donc être extrêmement utile pour décrypter ces normes et analyser leurs transgressions. Et sa méthode fonctionne à mon avis parfaitement à travers les différentes époques historiques et selon les différentes sociétés pour étudier le genre et ses évolutions. Freud permet de décrire comment se forment les sujets dans la société bourgeoise occidentale : il donne des réponses pertinentes à sa présomption de rationalité totale. Et grâce à l’inconscient mis en lumière par Freud d’un côté, et les mécanismes du langage chez Lacan, la critique des rôles et des différences entre les sujets des deux sexes devient beaucoup plus pertinente. Je n’ai aucunement abandonné ma formation d’historienne sociale ou culturelle, mais je pense profondément qu’il faut ajouter cette dimension psychique pour comprendre de façon plus nuancée les opérations de genre – et l’inquiétude intérieure, souterraine et permanente de cette question de la différence des sexes.

Vous écrivez que l’histoire politique s’est en quelque sorte déroulée « sur le terrain du genre ». Pourquoi ?

Quand j’ai écrit cet article en 1986, nous étions au tout début de l’emploi du mot « genre » tel que nous l’utilisons aujourd’hui. Le mot, certes, existait dès la fin des années 1970, mais le débat était vif entre les women studies, feminist studies, ou gender [genre] studies. Tout le monde s’interrogeait sur ce qu’il fallait faire : l’histoire des femmes en tant que telles, l’histoire du féminisme ou du moins une histoire du point de vue féministe, ou bien une histoire du genre. J’ai, pour ma part, pensé qu’il était important d’insister sur l’utilité du concept de genre en tant que catégorie d’analyse en histoire. En particulier en appréhendant le genre avec une approche dynamique. C’est pourquoi j’ai jugé nécessaire d’insister sur l’utilité de la notion de genre en histoire, dans une approche bien plus large que la seule histoire des femmes. Car il ne s’agit pas seulement de l’histoire des femmes ou des hommes, mais aussi, par exemple, de ce que signifie la citoyenneté, longtemps liée à la virilité. On peut observer comment la citoyenneté assure ou rassure la masculinité du sujet. Mon but était ainsi d’insister sur le fait que le genre n’était pas une notion dévolue uniquement à l’histoire des femmes, à l’histoire des subalternes, mais était central sur le terrain politique. Le concept de genre est alors devenu un instrument politique, utile en outre pour toutes les sciences sociales. Ainsi, mon article sur la place des femmes dans le livre d’E. P. Thompson, la Formation de la classe ouvrière anglaise, révèle combien la constitution de cette classe est conçue et pensée en tant qu’identité masculine. C’est ce que montre de façon magistrale Thompson : c’était fondamental en termes de politique de la classe ouvrière que celle-ci ait, face aux patrons, face à l’État, une identité masculine. Pour la citoyenneté, c’est la même chose ; j’insiste sur ce point dans la Citoyenne paradoxale  [^3] : dans les débats autour de la question du droit au suffrage des femmes, là encore, il s’agissait de protéger la masculinité par la citoyenneté. Et j’ose même dire que la citoyenneté a assuré la masculinité des citoyens : non pas que le fait d’être homme assurait de devenir citoyen, c’est au contraire le fait d’être citoyen qui assurait la masculinité ! C’est de cette façon que je veux penser l’interaction entre le politique et la question du genre. Le pouvoir donne une signification précise à la différence des sexes.

[^2]: Défaire le genre , Judith Butler (trad. fr. par Maxime Cervulle), éd. Amsterdam, 2006.

[^3]: La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme (trad. fr. par Marie Bourdé et Colette Pratt), Albin Michel, 1998.

Idées
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