Où fait-on la révolution aujourd’hui ?

Bolivarienne, islandaise, citoyenne ou arabe, la vraie rupture politique est toujours la conséquence d’une volonté populaire.

Denis Sieffert  • 25 octobre 2012 abonné·es

Le 26 novembre 2006, l’économiste de gauche Rafael Correa est élu président de l’Équateur. Un mot lui a permis de recueillir plus de 57 % des suffrages contre le milliardaire ultralibéral et pro-américain Álvaro Noboa : « révolution ». Le mot coiffe son programme. Il inaugure aussi tous les chapitres du document qu’il a soumis aux électeurs : « révolution économique », « révolution pour la dignité et la souveraineté », « révolution constitutionnelle ». C’est peu dire que Correa veut rompre avec le libéralisme ambiant et une longue tradition de soumission au « gringo » états-unien. Il annonce donc fièrement la couleur. Mais il n’est pas le premier. Sa victoire est aussi celle d’un homme qui l’a devancé dans la chronologie révolutionnaire latino-américaine : Hugo Chávez, au pouvoir depuis 1998 au Venezuela, et inspirateur de la « révolution bolivarienne », adjectif fabriqué à partir du nom du Libertador, Simon Bolivar, natif de Caracas, héros de l’émancipation des colonies espagnoles au XIXe siècle. Ce qui explique que la « révolution », en Amérique latine, a toujours eu, en plus de son contenu social, un fort parfum nationaliste anti-états-unien.

Correa et Chávez ne démentent pas la tradition. Ils sont les héros du retour du mythe révolutionnaire sur le continent. Mais, à vrai dire, et contrairement à ce qui s’est passé en Europe, le mot ici n’a jamais disparu. Un certain lyrisme révolutionnaire a toujours plané en référence à Cuba, la petite île irascible qui a tenu tête à Washington. Mais Chávez d’abord et Correa ensuite l’ont remis au goût du jour, et l’ont inscrit dans une certaine modernité, mâtinée de tradition populiste. S’il fallait établir une chronologie du retour de la « révolution » dans le discours politique européen, c’est peut-être en Islande qu’il faudrait aller chercher [^2]. À l’automne 2008, le pays, plongé dans une banqueroute économique, a choisi de refuser les politiques d’austérité. Les trois principales banques, dont les dirigeants avaient entraîné la faillite et l’explosion de la dette, ont été nationalisées. Ce qui caractérise la situation, c’est l’irruption d’un mouvement populaire. Entre octobre 2008 et janvier 2009, les manifestants descendent dans la rue avec des ustensiles de cuisine qui symbolisent les « casseroles » que traînent derrière eux les dirigeants politiques et financiers islandais. Moment fort de cette mobilisation le 22 novembre, lorsque les manifestants hissent sur le balcon du Parlement une pancarte proclamant « FMI vendu ! ». Fin janvier, le Premier ministre et des directeurs de banque sont contraints à la démission. Une coalition de l’Alliance sociale-démocrate et du Mouvement Gauche-Vert met en chantier une Constituante – en référence explicite à la Révolution française – qui prévoit la propriété nationale des ressources naturelles et la création d’un système démocratique permettant l’implication des citoyens dans les processus de décision.

En France, ce sont évidemment les « révolutions arabes » qui ont eu le plus grand retentissement. Les mouvements à la fois sociaux et démocratiques qui ont entraîné rapidement la chute de Ben Ali en Tunisie, le 12 janvier 2011, de Moubarak en Égypte, à peine un mois plus tard, ont bouleversé le paysage politique autour du bassin méditerranéen et dans le monde arabo-musulman. Mais, s’il y a bien eu contagion, il n’y a pas eu d’effet domino. En Libye, la guerre civile a duré huit mois, de février à octobre 2011, et Kadhafi n’est tombé qu’avec l’intervention de l’Otan. À Bahrein, le mouvement populaire a été violemment réprimé avec la complicité de l’Arabie Saoudite. Au Koweit, les manifestations ont contraint le Premier ministre, Al-Ahmad Al-Sabah, à la démission et provoqué plusieurs dissolutions du Parlement, mais le pays est actuellement dans l’attente d’un nouveau scrutin législatif. Enfin, il y a évidemment la situation que l’on connaît en Syrie. On n’a guère utilisé le mot de « révolution » pour décrire le mouvement insurrectionnel dans ce pays. Ce qui nous amène à nous interroger sur le concept lui-même. En France, l’imaginaire collectif a tendance à associer le mot à un seul modèle, celui de la Grande Révolution qui s’ouvre en 1789 avec la prise de la Bastille. Si la révolution de février 1948 existe aussi dans notre historiographie intime, elle est loin de faire consensus en ce qu’elle marque l’irruption du mouvement ouvrier. Quant aux Trois Glorieuses de juillet 1830, elles subsistent surtout par le récit qu’en a fait Victor Hugo dans les Misérables, et la présence, haut perchée, du Génie de la Bastille. Enfin, la Commune, révolution tragique du printemps 1871, reste une référence historique de la gauche, mais ignorée ou honnie par la droite. Cela dit, la droite, dans sa contre-révolution idéologique, se montre de plus en plus hostile à l’évocation de la Grande Révolution elle-même. Le courant sarkozyste, dont Jean-François Copé a repris le flambeau, se réfère beaucoup plus volontiers à la révolution néoconservatrice américaine qui a inspiré Ronald Reagan à partir de 1980 et dominé le double mandat de George W. Bush (2002-2008). En réalité, si l’on s’en tient à la définition toujours discutable que l’on peut donner du mot, c’est-à-dire à l’idée d’un changement de pouvoir et d’un bouleversement profond des structures politiques et sociales, le verdict de l’histoire est malaisé. Il survient parfois longtemps après l’événement déclencheur. Certains vont jusqu’à contester aujourd’hui ce « label » aux révolutions arabes.

Est-ce que les nouveaux pouvoirs dominés par les Frères musulmans en Tunisie et en Égypte conduiront finalement à des transformations sociales dont les peuples pourront bénéficier ? Suffit-il pour parler de révolution que les dictateurs soient tombés ? L’histoire a besoin de temps. Au moins tout le monde semble-t-il s’accorder aujourd’hui pour reconnaître l’antériorité dans l’usage du mot à la révolution qui a abouti à l’établissement d’une république (éphémère) en Angleterre. Mais c’était en 1649… Beaucoup de « révolutions » nous viennent d’ailleurs du pays le plus conservateur du monde. La « révolution industrielle », par exemple. Il est donc plus prudent de conférer au retour du concept de révolution dans notre vocabulaire politique d’aujourd’hui une portée symbolique. Il est, dans le discours de Jean-Luc Mélenchon, notamment, synonyme de « rupture » avec l’ordre ancien. En l’occurrence, un ordre libéral de moins en moins démocratique. C’est ce retour qui nous intéresse ici. Et ce n’est pas seulement le retour d’un mot, c’est aussi celui du « peuple ».

[^2]: On lira sur ce sujet le petit livre de Jérôme Skalski, la Révolution des casseroles , éd. La Contre-Allée, 102 p., 13,50 euros.

Publié dans le dossier
La Révolution : une idée neuve
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