Presse : plaies et boss

Le journaliste Jean Stern livre la triste histoire des journaux français à travers les patrons qui les ont coulés.

Pauline Graulle  • 25 octobre 2012 abonné·es

Avec un titre pareil –  les Patrons de la presse nationale, tous mauvais  [^2] –, ce livre ne fera pas la une des journaux. À tort : ce « tous mauvais » est davantage un constat (désespéré ?) qu’une charge pamphlétaire. La conclusion d’une enquête minutieuse sur un secteur dont la déliquescence n’a, selon l’auteur, pas grand-chose à voir avec Internet ou le pouvoir d’achat des lecteurs. Et tout à voir avec ces « mauvais » (incompétents autant qu’immoraux) patrons qui l’ont précipitée dans le vide. Ce que raconte Jean Stern, ancien de Libération et de la Tribune ? « La mort de mon rêve de jeune homme », dit-il. La mort d’une presse indépendante et libre. A-t-elle jamais existé ? Point de nostalgie chez le journaliste, qui fait remonter son ouvrage à l’après-guerre, lorsque la France doit faire le ménage dans ses titres collabos. Depuis, c’est un mal moins visible qui ronge ce qu’on n’ose plus appeler le 4e pouvoir : l’argent. Il a précarisé la profession, appauvri et lissé les contenus, tué la Tribune, mis feu France Soir entre les mains d’un oligarque russe lepéniste de 25 ans…

Ah, la belle époque des années 1980 ! La pub coule à flots et les journalistes touchent jusqu’à 16 mois de salaire… Mais c’est au prix de la mainmise d’Hersant, d’Hachette et d’Havas. À la fin des années 1990, tout change : « Les “trois H” sont toujours puissants, écrit Stern, mais leurs patrons ne sont plus les mêmes : des financiers sans scrupule et des héritiers incompétents. » La nouvelle génération des Lagardère (Arnaud), Bolloré (Yannick) ou Minc (Édouard) ne pense plus tant à accroître son influence qu’à faire du chiffre. Notamment en rachetant des titres en perdition qui, transformés en holdings, peuvent, par le truchement des niches fiscales, rapporter gros. Quand le malheur des uns fait le bonheur de la famille Arnault… La faute à qui ? Aux « journalistes-managers » pour une bonne part, estime Stern. Serge July à Libé et Jean-Marie Colombani au Monde. Ces adeptes des dîners du Siècle [^3] ont fait entrer le grand capital dans la production de l’information. C’est sous la houlette du triumvirat Colombani-Minc-Plenel que le Monde devient un groupe tentaculaire, ressemblant moins à un contre-pouvoir qu’à une entreprise du CAC 40. Une myriade de dettes en sus… À  Libé aussi on est loin du manifeste fondateur des débuts. Entre une stratégie éditoriale mal ficelée et un patron sourd à toute critique, le quotidien estampillé « de gauche » atterrira bien vite entre les mains du banquier Rotschild.

Gros sous et conflits d’intérêts n’ont pas fini d’enchaîner la presse. Aujourd’hui, le banquier d’affaires Matthieu Pigasse finance le Monde et lorgne aussi sur Libé. Quant au patron de Free, Xavier Niel, il déclare : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et, ensuite, ils me foutent la paix. » Ceux-ci savent désormais ce qu’il leur reste à faire pour « sauver » leur canard…

[^2]: Les Patrons de la presse nationale, tous mauvais , Jean Stern, La Fabrique, 196 p., 13 euros.

[^3]: Un club qui réunit une fois par mois la crème du patronat, de la politique et des médias.

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