Histoire d’un fourre-tout idéologique

L’historien du communisme Roger Martelli analyse l’usage du concept de « totalitarisme ».

Denis Sieffert  • 22 novembre 2012 abonné·es

Dans son dernier essai, l’historien Roger Martelli nous invite à réfléchir au concept de « totalitarisme », si souvent employé à tort et à travers, et non sans arrière-pensées. C’est, nous dit-il, le théoricien du fascisme Giovanni Gentile qui, le premier, souligne en 1927 le caractère « totalitaire » du projet mussolinien. Un projet qui, écrit Gentile, « ne concerne pas seulement l’ordre et l’orientation politique de la nation, mais toute sa volonté, toute sa pensée et tout son sentiment ». Ici, nulle connotation péjorative, mais la folle ambition de tout s’approprier, moralement, culturellement et même géographiquement, en période de conquête coloniale. En revenant sur l’histoire du mot, Martelli le rend à son acception première. « Totalitarisme » n’est pas un synonyme de « dictature », et moins encore de « bureaucratie ». Il n’est pas le contraire de « libéralisme » car il se pourrait bien, après tout, que le libéralisme, celui qui prétend à la « fin de l’histoire », ait lui-même une sérieuse tendance au totalitarisme.

On l’aura compris, le titre du livre recèle une ambiguïté assumée. Il ne s’agit pas seulement ici d’ « en finir avec le totalitarisme » au sens que la vulgate a donné au mot, et pour lequel l’auteur n’a évidemment aucune appétence, mais surtout de faire un sort à un concept confus qui a mêlé fascisme, stalinisme ou soviétisme, et même la Révolution française, les Lumières et jusqu’à Platon. Martelli nous montre avec brio que l’amalgame n’est jamais innocent. Il s’agit in fine de produire une opposition totalitarisme/libéralisme qui pare le second de toutes les vertus. C’est la raison pour laquelle le totalitarisme a connu un vif succès dans la littérature politique des années 1980, celle qui correspond au début de la mondialisation libérale. Mais l’histoire de la dérive est elle-même passionnante. Le totalitarisme « comme point de rencontre des fascismes européens et du stalinisme, nous dit Martelli, naît plutôt dans le vocabulaire de la gauche radicale », de Victor Serge à Otto Ruhle en passant par Trotski. Et le pacte germano-soviétique lui donnera une « légitimité académique ». Martelli passe en revue toutes les sollicitations du concept par Borkenau, Souvarine, Arendt, Castoriadis et Lefort, avant que Karl Popper ne l’utilise pour instruire le procès du « mysticisme historiciste » qui irait de « l’état parfait de Platon à la dictature du prolétariat de Marx ». Et Martelli n’esquive pas la question à laquelle conduisent inéluctablement les usages, pertinents ou abusifs, du concept. Ce qui l’amène à proposer des réponses à des questions toujours d’actualité : le ver du stalinisme était-il dans le fruit bolchevique ? Et peut-être même déjà dans Marx ? Au risque de décevoir les idéologues du libéralisme comme les momies du stalinisme, Martelli apporte ici des réponses complexes, loin de toutes les caricatures. C’est en cela que son livre est passionnant.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« La gauche doit quitter ses bureaux et lutter avec nous »
Entretien 21 mai 2025 abonné·es

« La gauche doit quitter ses bureaux et lutter avec nous »

Alhassane, 16 ans, est délégué du collectif des jeunes mineur·es non accompagné·es du parc de Belleville. Le 18 mars, il a été expulsé de la Gaîté lyrique, à Paris, comme 450 autres personnes. Il revient sur cet événement et livre son analyse sur l’accueil des personnes étrangères en France.
Par Élise Leclercq
Quand l’extrême droite part en croisade
Idées 21 mai 2025 abonné·es

Quand l’extrême droite part en croisade

La rhétorique d’un populisme religieux qui sacralise l’identité nationale et politise le christianisme émerge. De Trump à Orbán, en passant par Zemmour ou Salvini, le recours à la foi devient un levier pour exclure.
Par Juliette Heinzlef
Fatima Ouassak, reine des « pirates »
Portrait 14 mai 2025 abonné·es

Fatima Ouassak, reine des « pirates »

Écologiste, féministe, antiraciste, anticapitaliste, antispéciste… L’essayiste est tout ça à la fois sans faire de priorité. Portrait de celle qui dépoussière et irrigue le paysage militant et intellectuel à gauche.
Par Vanina Delmas
Heïdi Sevestre : « Les glaciers fondent suffisamment pour remplir trois piscines olympiques par seconde »
Entretien 14 mai 2025 abonné·es

Heïdi Sevestre : « Les glaciers fondent suffisamment pour remplir trois piscines olympiques par seconde »

La glaciologue ne cesse d’alerter depuis des années sur les menaces imminentes qui pèsent sur les glaciers en raison du changement climatique, alors que l’Unesco et l’Organisation météorologique mondiale ont déclaré 2025 année internationale de leur préservation. Elle épingle, au passage, le solutionnisme technologique.
Par Vanina Delmas