Pascal Mérigeau sur Jean Renoir : « Un grand cinéaste doit-il être un homme aimable ? »

Pascal Mérigeau publie une biographie de Jean Renoir. Une personnalité en adéquation avec son cinéma, mais pas toujours aussi admirable.

Christophe Kantcheff  • 22 novembre 2012 abonné·es

L’ample biographie que Pascal Mérigeau consacre à Jean Renoir (1894-1979) est d’abord une très belle étude historique. Le journaliste a notamment défriché une grande masse d’archives inédites, entreposées à l’université de Californie, à Los Angeles, dont l’intégralité de la correspondance du cinéaste. En même temps qu’il fait tomber nombre d’idées reçues à propos de l’auteur de la Règle du jeu, souvent forgées par ce dernier à la fin de sa vie, Pascal Mérigeau aborde les films d’un point de vue critique et montre que, dans le cas de Renoir, la vie et l’œuvre sont intrinsèquement liées. Jean Renoir est un livre passionnant et empathique, qui cherche davantage à comprendre qu’à juger. En cela, cette biographie est profondément renoirienne.

Pourquoi Jean Renoir ?

Pascal Mérigeau : D’abord pour la traversée du XXe siècle que représente sa vie. Ce qui donne, en résumé : l’art de la fin du XIXe siècle avec son père, la Première Guerre mondiale, durant laquelle il est blessé, les années 1920 et le cinéma muet, qui s’accompagne d’une forme de bricolage et de dandysme, les années 1930 et la politique, Renoir devenant le cinéaste officiel du Parti communiste, puis les années 1940 et le début de la guerre en France, où je savais que son attitude était trouble, puis son exil à Hollywood, son séjour en Inde, et enfin son retour en France et ses rapports avec la Nouvelle Vague, et même avec la télévision. Deuxième raison : dans ce que je lisais sur Jean Renoir, je percevais une série de portraits de lui, tous différents et convaincants. Mais, rapprochés les uns des autres, ça ne fonctionnait pas. En outre, je ne reconnaissais pas dans ces portraits l’homme que je voyais à travers ses films. J’ai donc voulu savoir qui était ce bonhomme.

A-t-il eu un projet de cinéma ?

Non, ou alors un projet assez flou. Renoir est le contraire d’un homme de théorie. Mais, comme à la fin de sa vie il tournait très peu et parlait beaucoup, on lui a demandé de produire des théories sur sa conception du cinéma. « On », à savoir les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Ce qui a contribué à recomposer a posteriori le portrait de Renoir, ce que j’appelle sa « légende ».

C’est-à-dire ?

Dans la dernière partie de la vie de Jean Renoir, François Truffaut lui a fait beaucoup de bien. Au milieu des années 1970, quand leur relation d’amitié a été très étroite, et alors que l’auteur de la Grande Illusion était un peu oublié, Truffaut lui a fait bénéficier de sa propre renommée. Mais en 1954, quand la Nouvelle Vague se tourne vers Renoir, c’est dans un tout autre but. Truffaut s’appuie alors sur des réalités qu’il ne connaît pas ou mal, ou qu’il maquille pour produire des théories. Par exemple, la Nouvelle Vague va faire de Renoir le chantre du tournage en décors réels. Or, Renoir préférait tourner en studio. Seuls deux de ses films sont tournés intégralement en extérieurs : Toni et la Partie de campagne parce que le film est inachevé, des scènes en studio étaient prévues. En Inde même, à Bombay, il tourne le Fleuve pour partie en studio, où il reconstitue le village. Idem avec son rapport au scénario : il existe une théorie selon laquelle, avec Jean Renoir, tout se passe sur le plateau, dans l’improvisation permanente. Or, il suffit d’étudier ses scénarios pour constater que c’est faux.

Les intérêts de Renoir et de la Nouvelle Vague vont donc dans le même sens…

Oui. La « statue » Renoir est érigée en 1954. À ce moment-là, Truffaut et ses copains de la Nouvelle Vague sont partis en guerre contre la profession et la tradition françaises. Nous sommes après les accords Blum-Byrnes, qui ont favorisé la diffusion des films américains en France. Or, la profession est dominée à cette période par le Parti communiste, opposée aux films américains. Renoir, quant à lui, est devenu un cinéaste américain. Contrairement aux autres réalisateurs exilés, il n’est pas rentré en 1945. Mais ses films américains sont méprisés en France. Donc la Nouvelle Vague, partie en guerre contre la profession, prend le parti inverse, déclare les films américains de Renoir formidables. Et pour ce dernier c’est une aubaine, puisque lui-même pense que ses films américains ne sont pas à la hauteur de la Grande Illusion – c’est pourquoi il est resté aux États-Unis, pour enfin réaliser un grand film. Il y a bien une convergence d’intérêts.

Quelle influence a eu sur lui le fait d’être le fils d’un artiste considérable comme Pierre-Auguste Renoir ?

Il a ressenti un besoin d’affirmation plus important que chez un autre. Il a dû se construire en tant que personnalité. Et, là-dessus, il n’avait qu’un seul critère : le succès. Très tôt, Renoir s’est intéressé à la façon dont on sort un film pour réaliser le maximum d’entrées. Il n’a pourtant jamais eu besoin d’argent. La Grande Illusion sera toute sa vie son film étalon – sans pour autant être son préféré – parce qu’il cherchera à rééditer ce succès phénoménal. Son désir fort d’être acteur vient de là aussi, un désir lié, en outre, à l’image de son frère aîné, Pierre Renoir, comédien très connu et respecté. Au point que, lorsque Jean Renoir joue le rôle de Cabuche dans la Bête humaine, il s’inscrit au Syndicat des acteurs. Octave, qu’il interprète également, dans la Règle du jeu, parle de ce rêve d’être un comédien à succès : « Moi aussi, j’aurais aimé connaître les applaudissements… » C’est ce qui fascine Renoir, dans un autre domaine, chez Thorez. Enfin, mon hypothèse, c’est qu’à la fin de sa vie Renoir est devenu l’acteur de son propre rôle en réinventant en partie sa vie.

Qu’est-ce qui est novateur dans son cinéma ?

Son rapport au son. En tant que cinéaste, Renoir naît quasiment avec le parlant, même s’il a réalisé des films muets. Or, l’obsession au début du parlant, c’est que l’on comprenne les paroles que prononcent les acteurs. Mais, pour Renoir, c’est presque secondaire. Ce qu’il veut, c’est qu’on entende aussi les sons de la rue. C’est flagrant dans la Chienne, par exemple. Renoir a aussi une conception très personnelle de la structure dramatique, et donc du montage. C’est la scène qui l’intéresse, son rythme, sa fluidité, non la continuité. Ce qui correspond d’ailleurs parfaitement à sa personnalité. Ce qui compte pour lui, c’est l’accord sur le moment où il est en train de parler avec une personne : c’est son côté opportuniste, changeant, séducteur. Plusieurs personnes m’ont dit que Renoir passait d’un argument à un autre avec aisance dès lors que son interlocuteur n’était pas d’accord avec lui. Donc, en raison de ces aspects novateurs, son cinéma du début des années 1930 n’est pas compris. Mais il ne fait pas scandale, contrairement là encore à ce qu’on dira par la suite.

Une phrase semble caractériser au mieux Renoir et son cinéma : « Tout le monde a ses raisons. » On parle de ses films, surtout ceux des années 1930, comme de grands films démocratiques, où le cinéaste ne juge pas ses personnages. Qu’en pensez-vous ?

C’est ce qui fait la grandeur du cinéma de Renoir. Dans la Règle du jeu, par exemple, il y a au moins un moment où l’on est avec chacun des personnages. Y compris Schumacher, le garde-chasse cocu : l’espace d’un instant, on a envie de pleurer avec lui. Cela dit, il faut reprendre la phrase que vous évoquez dans son intégralité. Octave dit dans la Règle du jeu  : « Ce qui est terrible dans la vie, c’est que tout le monde a ses raisons. » Que Renoir/Octave le dise à ce moment-là – le film est tourné en 1939 – n’est pas anodin. Parce qu’il est à un moment de sa vie et de l’histoire du monde où il découvre que le fait que tout le monde a ses raisons est un problème. Parce qu’il faut choisir. Or, comme Octave, Renoir ne veut pas choisir. Il va finir par partir aux États-Unis, non sans avoir proposé ses services à Vichy et même aux Allemands.

Ce qu’il fait là, en tenant de surcroît des propos teintés d’antisémitisme, est absolument navrant. Mais vous ne le condamnez pas durement…

J’ai beaucoup travaillé cette partie du livre. Parce que j’estimais que sa lettre au responsable pour le Reich des affaires de cinéma en France, que j’ai retrouvée, était suffisamment terrible en soi pour que je n’aie pas besoin de l’accabler davantage. Son attitude après-guerre m’est plus odieuse encore. Il se construit un personnage de héros. Il explique que les propositions que les Allemands lui auraient faites l’ont décidé à partir ! La légende, toujours. Il aurait pu au moins rester silencieux sur ce sujet.

Les sentiments que l’on ressent vis-à-vis de lui sont finalement complexes…

Est-ce qu’un grand cinéaste est forcément un homme aimable ? C’est le sujet du livre. Les films de Renoir sont admirables, mais lui n’est pas toujours aimable ou admirable. Autre question, étroitement liée : est-ce que les qualités de cinéaste sont des qualités d’homme ? Par exemple, l’opportunisme : ce qui peut paraître comme un défaut chez un individu est consubstantiel au cinéaste. Celui-ci filme un nuage qui passe, saisit le regard d’une actrice, une relation entre deux comédiens qui existe hors film, s’empare du livre d’un autre pour l’adapter… Le cinéaste est par nature un opportuniste. Chez Renoir, il y a une adéquation totale entre sa personnalité et son cinéma. Sa vie explique son cinéma et sa façon d’en faire.

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