Peuple, « populisme » et démocratie

À la veille des Rencontres de Gennevilliers, dont Politis est partenaire, nous publions une contribution de Gérard Bras, l’un des initiateurs de cette manifestation.

Gérard Bras  • 22 novembre 2012 abonné·es

Depuis les soulèvements tunisien et égyptien, le mot « peuple » a fait un retour remarqué dans le discours politique français. Il suffit de se souvenir de la campagne électorale de 2002 pour constater la différence avec celle qui s’est achevée par la victoire de François Hollande : il y a dix ans, Jean-Marie Le Pen était le seul à en faire usage. Peut-on en conclure à un retour du peuple sur la scène politique ? Ce serait aller vite en besogne : du mot à la chose, la conséquence n’est pas nécessaire. Le symptôme d’un retour possible ? Peut-être. Encore faut-il se livrer à une enquête critique sur le sens des mots et leurs effets politiques. Un indice et un fait y obligent : l’usage massif dans les médias dominants du terme « populisme » et la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen, les deux étant en partie liés.

L’examen de cet usage fait apparaître que « populisme » est un terme confus dont le sens varie à raison de l’objectif visé. Avec un point commun toutefois : est « populiste » celui qui est censé en appeler à ce peuple pris comme masse ignorante, mue par des passions négatives, incapable d’accéder à la compréhension de ce que la situation enveloppe de nécessaire et traversée de pulsions xénophobes et racistes. C’est ainsi que le vote au référendum de 2005 a été interprété de façon dominante. Même si l’on considère que cette posture exprime au mieux le mépris dans lequel la grande masse des citoyens est tenue par les auteurs de ces discours, l’usage du terme a au moins un mérite : faire apparaître que « peuple » n’est pas un mot simple, qu’il recouvre des réalités différentes, que tous les discours politiques distinguent un « bon » peuple d’un « mauvais ».

Il faut aller plus loin : la modernité, qui fonde le concept de république en soutenant que le pouvoir politique procède de ceux sur qui il s’exerce, ce que nous nommons « démocratie », repose sur des tensions entre trois sens au moins de la notion de peuple. Par « peuple », on entend en effet soit l’ensemble organisé des citoyens sous l’autorité de l’État, soit la nation comprise dans son histoire depuis ses « origines », voire ses « racines », soit le « peuple social », les « classes populaires » c’est-à-dire l’ensemble des couches dominées. Toute l’histoire politique moderne peut se comprendre comme conflits et déplacements du centre de gravité vers l’un ou l’autre de ces trois pôles. Ce qui signifie aussi que chacun de ces « peuples » entre en conflit avec au moins un des deux autres. On peut conclure avec Jacques Rancière que «  le peuple n’existe pas. Ce qui existe ce sont des figures diverses, voire antagoniques, du peuple, des figures construites en privilégiant certains modes de rassemblement, certains traits distinctifs, certaines capacit é s ou incapacit é s   [^2]  ». Le peuple n’est pas une donnée naturelle, ni un sujet de l’histoire. Mais les figures du peuple qui s’affirment ici ou là, dans telles ou telles circonstances, sont le résultat et l’expression du conflit politique. Autrement dit, ce que l’on entend par « peuple » est l’enjeu d’un conflit dont l’objet est de rassembler sous tel ou tel principe, en vue de tel ou tel objectif, une puissance collective qui puisse être « hégémonique », c’est-à-dire qui puisse faire valoir ses fins pour des fins universelles.

On aperçoit alors qu’il est un quatrième sens possible du mot : le « peuple » des manifestations qui met en cause l’ordre des choses existant et qui affirme l’exigence du principe d’égalité, puissance collective capable, comme en Tunisie ou en Égypte, de renverser un pouvoir devenu insupportable, et qui surgit à un moment et sous une forme inouïs, en tout cas imprévus. « Peuple » peut donc aussi soutenir cette exigence politique d’égalité, à distance de la politique d’État, soutenir donc que la politique n’est pas réductible à l’exercice du pouvoir d’État.

Une telle hypothèse soulève certainement de nouvelles questions. De deux ordres au moins : l’un qui porte sur l’égalité et ce qu’il faut entendre par là dès lors qu’on refuse de la comprendre comme l’identité de chacun avec chacun. De ce point de vue, le mouvement féministe peut en apprendre sur l’invention dont il faut faire preuve pour que le principe d’égalité ne reste pas formel. L’autre porte sur le rapport du peuple ainsi compris aux institutions sans lesquelles la démocratie n’est que manipulation démagogique des masses. Comment s’assurer que la puissance du peuple ne se retourne pas en pouvoir sur le peuple ? Comment, à l’inverse, le thème de la spontanéité du peuple peut-il ne pas servir de support pour un démagogue qui prétend l’incarner ? Telles sont certaines des questions et des discussions que nous espérons voir se déployer les 30 novembre et 1er décembre, lors des « Rencontres de Gennevilliers » (voir ci-dessous) sur le thème des « Puissances du peuple ». 

[^2]: Libération du 3 janvier 2011.

Idées
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