Un contorsionniste à l’Élysée

Denis Sieffert  • 15 novembre 2012 abonné·es

Le psychologue Alfred Binet, inventeur du test d’intelligence, à qui on demandait « qu’est-ce que l’intelligence ? », répondit : « C’est ce que mesure mon test. » Visiblement, notre ministre délégué au Budget, Jérôme Cahuzac, est lui aussi amateur de tautologies désopilantes. À des journalistes de Libé qui doutaient devant lui qu’une « politique de l’offre » fût vraiment « de gauche », il fit cette réponse : « Si c’est la gauche qui le fait, peut-être que c’est une politique de gauche [^2]. » François Hollande a été plus humble, ou plus habile, mardi lors de sa première conférence de presse. Mais la pirouette de son ministre en dit long sur l’embarras gouvernemental dans cette histoire de compétitivité. Car, trêve de plaisanterie : le gouvernement vient d’opérer un de ces virages sur les chapeaux de roue dont seuls les socialistes ont le secret. L’épisode n’est pas sans rappeler le fameux tournant de la rigueur de 1982-1983.

À cette différence près que le tandem Mitterrand-Mauroy avait attendu plus d’un an avant d’abjurer, et qu’il avait, auparavant, appliqué une vraie politique de relance. La volte-face résultait d’un long travail de sape des fameux « visiteurs du soir » qui, au crépuscule, faisaient le siège du bureau présidentiel. L’affaire est plus trouble cette fois, et plus incompréhensible. François Hollande n’avait pratiquement pas prononcé une fois le mot « compétitivité » avant son élection, et lorsque Pierre Moscovici, alors directeur de campagne, l’avait laissé échapper, c’était aussitôt pour préciser qu’il s’agissait de la « compétitivité hors prix ». Celle que l’on améliore sans toucher ni aux prix ni au coût du travail, mais en agissant sur la productivité et l’innovation. De même, François Hollande avait rejeté avec force la fameuse « TVA sociale », maudite invention de Nicolas Sarkozy qualifiée par le futur Président d’ « injuste, inefficace et inconséquente ». Et puis, début juillet, voilà que surgit Louis Gallois. Homme réputé de gauche, connu pour sa probité, mais qui n’en est pas moins un grand patron. Celui-ci ne mâche pas ses mots. Il plaide pour une « augmentation générale de la TVA », et « une onde de choc favorable aux entreprises ». Il n’a qu’une idée en tête : la compétitivité. Et il s’agit bien cette fois de s’attaquer au coût du travail. Au moins, on ne saurait lui reprocher d’avoir dissimulé ses intentions.

L’étonnant, c’est la suite. Trois jours plus tard, on apprend que Jean-Marc Ayrault a confié à Louis Gallois la préparation d’un rapport sur la compétitivité. Le président de la République et le Premier ministre auraient voulu se faire du mal, ils n’auraient pas agi différemment. Car l’issue des réflexions de M. Gallois et de son groupe de travail ne faisait évidemment aucun doute. Tout avait été par avance annoncé, affiché, claironné. Et si nettement que l’on peut se demander s’il y avait vraiment besoin de deux mois pour arriver à des conclusions qui tenaient toutes dans l’intervention prononcée par l’ex-président de la SNCF, le 7 juillet. À moins que MM. Hollande et Ayrault aient eu besoin de ce détour pour faire passer la pilule de leur reniement. Car, moyennant quelques amendements, le rapport Gallois, aussitôt publié, est devenu le nouveau programme gouvernemental.

Un programme qui enchante Laurence Parisot, la présidente du Medef. Et on la comprend ! Quant à la droite, elle a beau jeu de clamer que c’est la « TVA sociale » de Nicolas Sarkozy qui est remise au goût du jour. Certes, toute la politique gouvernementale ne tient pas dans cet épisode. Nous avons déjà eu l’occasion ici de saluer certaines avancées sociétales. Mais la reprise du thème, très patronal, du coût excessif du travail, venant après l’affaire du pacte budgétaire, cela commence à faire beaucoup sur des dossiers qui structurent toute la politique économique et sociale. On aurait pu aussi imaginer une réflexion sur la notion de compétitivité. Notion toute relative. Avec qui veut-on être compétitifs ? Si c’est par rapport à la Chine, il nous faut d’urgence interdire les syndicats et museler la presse. Si notre grand concurrent est l’Allemagne (ce qui est évidemment le cas), on serait bien inspirés d’avoir une réflexion sur cette Europe qui ressemble décidément plus à un champ de bataille (économique) qu’à un ensemble politique uni et solidaire. Avec le pacte budgétaire européen qui avait soudain « changé de nature » sans avoir été modifié d’un iota, François Hollande avait démontré des talents d’illusionniste. En expliquant, mardi, que sa politique était cohérente et qu’elle avait du sens, il a montré qu’il pouvait aussi jouer les contorsionnistes. Mais ni l’illusion ni la contorsion ne peuvent durablement tromper l’opinion. On ne convaincra pas les chômeurs qu’ils ont un emploi, ni les smicards qu’ils sont trop payés, ni la société française que la justice sociale est en marche. Ni les Verts qu’ils sont montés dans le bon wagon, celui de la transition écologique.

[^2]: Libération du 12 novembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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