De la réalité des conflits de religion

Georges Corm analyse les causes profondes, historiques et politiques, du « retour au religieux » au Moyen-Orient.

Denis Sieffert  • 20 décembre 2012 abonné·es

Chaque livre de l’économiste et historien libanais Georges Corm est un événement pour qui souhaite comprendre le Proche et le Moyen-Orient, et, au-delà, les formes d’organisation de nos sociétés désormais muticulturelles. Dans son dernier ouvrage, il plaide pour la laïcité, c’est-à-dire précisément contre les doctrines multiculturalistes. Corm ne nie pas le « retour du religieux », mais il en conteste les fondements objectifs. Si « retour » il y a, il n’y a pas pour autant disparition des causes profondes des conflits, qui, elles, ne sont pas religieuses. Ainsi, le conflit israélo-palestinien, dont il souligne avec force la centralité, reste, en dépit des enfumages idéologiques, un antagonisme de nature coloniale. Le livre se présente d’abord comme une histoire analytique d’un changement de paradigme à partir des années 1980, au cours desquelles s’impose un « prétendu retour du religieux ». Il montre qu’il s’agit d’une « instrumentalisation du religieux », avec la théorie des guerres des civilisations conceptualisée un peu plus tard par Samuel Huntington.

Ce processus émerge d’une culture anglo-saxonne fondamentalement antilaïque. Corm propose des pages remarquables sur le « sécularisme », qui n’est pas, dit-il, la laïcité, mais son exact contraire. Il montre que la « sécularisation » résulte de la Réforme. Alors que le catholicisme avait, paradoxalement, rendu possible la laïcité en séparant « le monde des clercs de celui des laïcs », le protestantisme a « aboli cette séparation ». Il « sécularise » et, ce faisant, situe la religion « totalement dans la cité ». Si le pouvoir spirituel disparaît, le pouvoir temporel est chargé d’assurer à la religion « une place centrale dans la vie de la cité ». La séparation laïque devient alors impossible dans les pays à dominante anglicane. On comprend comment la culture politico-religieuse américaine sera à la fois la base du combat pour la « démarxisation » des sociétés du tiers-monde et pour une « réislamisation » dont l’Arabie Saoudite et le Pakistan seront « les piliers fondamentaux ». La réflexion de Corm est d’une grande actualité, avec la résurgence du conflit israélo-palestinien et les débats constitutionnels en Égypte et en Tunisie. Mais, si l’analyse du « retour au religieux » est passionnante, et s’inscrit dans l’héritage intellectuel de Lotfallah Soliman, on aurait aimé un prolongement d’analyse à cette « laïcité laïcisée » dont il nous parle tout près de sa conclusion. Car la laïcité, comme Dieu, est dans les détails. Elle peut être un dogme instrumentalisé par nos islamophobes, ou un principe philosophique qui intègre les rapports de force sociaux. L’ambiguïté n’est pas vraiment levée.

Idées
Temps de lecture : 2 minutes

Pour aller plus loin…

« Rendre sa dignité à chaque invisible »
Entretien 11 septembre 2025 abonné·es

« Rendre sa dignité à chaque invisible »

Deux démarches similaires : retracer le parcours d’un aïeul broyé par l’histoire au XXe siècle, en se plongeant dans les archives. Sabrina Abda voulait savoir comment son grand-père et ses deux oncles sont morts à Guelma en 1945 ; Charles Duquesnoy entendait restituer le terrible périple de son arrière-grand-père, juif polonais naturalisé français, déporté à Auschwitz, qui a survécu. Entretien croisé.
Par Olivier Doubre
La révolution sera culturelle ou ne sera pas
Idées 10 septembre 2025 abonné·es

La révolution sera culturelle ou ne sera pas

Dans un essai dessiné, Blanche Sabbah analyse la progression des idées réactionnaires dans les médias. Loin de souscrire à la thèse de la fatalité, l’autrice invite la gauche à réinvestir le champ des idées.
Par Salomé Dionisi
Fabien Roussel : « Le temps est venu de la cohabitation »
Entretien 9 septembre 2025 abonné·es

Fabien Roussel : « Le temps est venu de la cohabitation »

François Bayrou vient de tomber. Fabien Roussel, le leader du Parti communiste français, lui, prépare déjà la suite, appelant Emmanuel Macron à nommer un premier ministre de gauche. Il rêve d’imposer un gouvernement de cohabitation pour changer drastiquement de politique.
Par Lucas Sarafian et Pierre Jequier-Zalc
L’IA, une nouvelle arme au service du capital
Travail 4 septembre 2025 abonné·es

L’IA, une nouvelle arme au service du capital

L’intégration de l’intelligence artificielle au monde du travail suscite nombre de prédictions apocalyptiques. Et si elle n’était qu’une forme renouvelée du taylorisme, désormais augmenté par le numérique ?
Par François Rulier