Gaz de schiste : comment on prépare les esprits

L’exploration reste interdite en France. Mais politiques et industriels instillent l’idée que cette énergie serait incontournable.

Patrick Piro  • 6 décembre 2012 abonné·es

Soulagement théâtral d’Arnaud Montebourg, mercredi dernier : la France serait en train de recouvrer le « bon sens »  ! Devant des industriels de l’Union française de l’électricité, le ministre du Redressement productif livrait son analyse de l’évolution du dossier gaz de schiste : si la technique de la fracturation hydraulique – très polluante, risquée et la seule disponible à ce jour – reste interdite en France, « nous travaillons à imaginer une nouvelle génération de technologies propres », qui permettraient d’extraire le gaz sans dommages pour l’environnement. Car « mieux vaut le produire si nous l’avons plutôt que l’importer », et « la plus propre » des énergies fossiles pourrait jouer un rôle important dans la transition énergétique… Le débat national chargé de ce dernier chantier s’ouvrait le lendemain : Arnaud Montebourg est plein de « bon sens ». Fin 2011, alors candidat à la primaire socialiste, il qualifiait pourtant le gaz de schiste de « fausse bonne idée »  : «  L’indépendance énergétique ne doit pas se faire au prix de catastrophes environnementales   ^2  » ! En juillet, il évoquait déjà l’opportunité de « réfléchir » au dossier.

Le front des opposants avait pourtant cru le ministre isolé. Après quelques assurances données par Jean-Marc Ayrault, ils sont édifiés quand François Hollande annonce mi-septembre, lors de la Conférence sur l’environnement, qu’aucun permis d’exploration ne sera délivré pendant le quinquennat, au motif que « personne […] ne peut affirmer que l’exploitation des gaz et huile de schiste par fracturation hydraulique […] est exempte de risques lourds pour la santé et pour l’environnement ». Chez Europe Écologie-Les Verts, on se congratule. « Ce discours est historique et infiniment émouvant à entendre pour une écologiste », commente la ministre du Logement, Cécile Duflot. Le gaz de schiste semble définitivement enterré dans ses strates géologiques. Deux mois plus tard, c’est une autre ambiance. Lors de sa conférence de presse du 13 novembre, le Président confirme le moratoire sur l’exploration, mais insinue que la position gouvernementale n’est en rien définitive. «  Je laisse les entreprises, les chercheurs travailler. Et je prendrai mes responsabilités si une technique [alternative à la fracturation hydraulique, NDLR] apparaît  ». Un encouragement explicite, presque un appel d’offres.

Avec Montebourg, d’autres socialistes profitent de l’aubaine. Daniel Raoul, président de la commission des affaires économiques du Sénat, saisit l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) pour étudier les alternatives à la fracturation hydraulique et « défendre la recherche contre l’obscurantisme ». « Nous ne sommes pas opposés à une source d’énergie dont on nous dit qu’elle pourrait représenter demain un avantage concurrentiel », avance Bruno Le Roux, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, pour qui le gaz de schiste « doit continuer à bénéficier de la recherche et de la science ». Peu avant, Alain Vidalies, ministre délégué aux Relations avec le Parlement, confiait : «  Aucun d’entre nous ne pense que le gaz de schiste doit être écarté pour l’éternité.  » Par ce « nous » brandi, Montebourg, Le Roux ou Vidalies laissent entendre qu’ils portent la position du PS. S’agit-il de préparer les esprits à une prochaine implication de la recherche publique ? L’ambiguïté plane. Si le débat a repris une telle vigueur, c’est en raison de l’offensive lancée par les milieux économiques. Dès le lendemain de la Conférence sur l’environnement, dix-neuf personnalités du monde industriel [^3] signent un appel dans l’Usine nouvelle pour demander « la réouverture du débat », car la France a « le devoir d’évaluer ses ressources potentielles » en gaz de schiste. Et avec l’appui inespéré de Bernard Thibaut, secrétaire général de la CGT, qui juge que « renoncer à l’exploration est un peu inquiétant ».

Convoiter le gaz de schiste était devenu politiquement rétrograde en France, après les mobilisations de 2011 qui ont mis dans la rue des milliers de citoyens, d’associations et d’élus de tous bords. Désormais, le déraisonnable aurait changé de camp, suggèrent pétroliers, gaziers, chimistes, économistes. En quelques semaines, la mayonnaise monte : le gaz de schiste, c’est le retour d’une énergie abondante et bon marché, la croissance qui redémarre, des emplois par milliers. Lyrique, le socialiste Michel Rocard voit la France « bénie des dieux ». «  Pour l’Europe, elle serait au gaz de schiste ce que le Qatar est au pétrole.  » Version droite dure, c’est la charge contre « ceux et celles qui ont la vision obscurcie par l’idéologie », publiée dans le   Monde du 29 novembre par Les Arvernes, un collectif de hauts fonctionnaires, d’économistes, de professeurs et d’entrepreneurs fantasmant déjà sur le supposé pactole. Des éditorialistes de la presse économique et conservatrice s’agacent, pêle-mêle, d’un blocage typiquement hexagonal, d’une désorientation de la gauche otage d’écologistes intransigeants, d’une perversion du principe de précaution, etc.

Deux pièces d’experts sont venues mettre du gaz sur le feu. Tout d’abord, début novembre, le rapport Gallois sur la compétitivité. L’ancien patron d’EADS et de la SNCF ose une provocation : la poursuite des recherches sur les techniques d’exploitation du gaz de schiste. «  Hors sujet  », tranche Ayrault. Piège évité ? Pas sûr : cette proposition est la seule rejetée par le gouvernement, ce qui alimente le sentiment que la décision est avant tout motivée par le souci de ménager les alliés écologistes. Lors de sa conférence de presse du 13 novembre, François Hollande corrigera le tir : ses propos indiquent bel et bien que la mesure Gallois a été adoptée à la dérobée. Autre expertise, le rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Huiles et gaz de schiste y sont encensés, au vu du « miracle » étasunien. Le pays couvre déjà ses besoins en gaz. Il pourrait produire plus de pétrole que l’Arabie saoudite dès 2017, devenir exportateur net à partir de 2030 ! La manne, en faisant chuter les prix du gaz, serait le principal facteur de la renaissance industrielle des États-Unis, qui lui devrait un tiers de sa croissance actuelle. Obama en attend 600 000 emplois nouveaux d’ici à 2020…

Porté par cette offensive tous azimuts, et avec Arnaud Montebourg pour porte-drapeau, le gaz de schiste s’est invité avec fracas dans le débat national sur la transition énergétique. L’enjeu immédiat n’est pas la défense du moratoire Hollande sur l’exploration : la fracturation hydraulique n’a pas de concurrent pour le moment. On attend donc des pro-gaz de schiste qu’ils pressent l’État de s’engager au moins sur l’investigation de la ressource et la mise au point de techniques d’exploration alternatives. Voilà qui risque de ne pas apaiser les relations PS-EELV. Réagissant aux élans d’enthousiasme socialistes, Cécile Duflot s’alarmait le 14 novembre sur RTL «  d’une offensive quasiment de propagande autour du gaz de schiste  ». Les écologistes s’accrochent au texte signé entre les deux partis, mentionnant que « l’exploration et l’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels seront interdites, les permis en cours abrogés et les importations découragées ». Un revirement du gouvernement serait une « violation absolue de l’accord », a déclaré le 15 novembre Jean-Vincent Placé, président du groupe écologiste au Sénat. Plusieurs autres cadres écologistes ont mis en garde sur le caractère ultrasensible du dossier. Les dix-sept députés EELV s’apprêtent d’ailleurs à dénoncer le porte-à-faux du PS : ils viennent d’annoncer le dépôt, le 11 décembre, d’une proposition de loi visant à « interdire définitivement toute exploration et exploitation […] quelles que soient les techniques utilisées », en rappelant qu’un certain Jean-Marc Ayrault, alors dans l’opposition, avait déposé en juillet 2011 une proposition de loi tout aussi définitive… Il n’y aura peut-être pas à attendre la fin du débat sur la transition énergétique pour voir le gaz de schiste provoquer la fracture politique qui menace depuis des semaines.

[^2]: www.arnaudmontebourg2012.fr/content/le-gaz-de-schiste-une-fausse-bonne-idee 

[^3]: Dont Laurence Parisot (Medef) et plusieurs présidents de groupements et de fédérations d’industrie.

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