« Le Voyage de monsieur Crulic », d’Anca Damian : Au bout de l’injustice

La cinéaste roumaine Anca Damian relate un drame judiciaire en film d’animation. Libre et beau.

Christophe Kantcheff  • 13 décembre 2012 abonné·es

Réaliser un documentaire avec les moyens du cinéma d’animation est sans doute l’une des voies de renouvellement du genre les plus fécondes. Au départ, il s’agit de pallier des images infaisables, de révéler de l’invisible. Ainsi Valse avec Bachir (2008), à propos des massacres de Sabra et Chatila. Le film d’Ari Folman constituait jusqu’ici la référence. Le Voyage de monsieur Crulic soutient amplement la comparaison. Du point de vue plastique, le film de la cinéaste roumaine Anca Damian va même plus loin. Le Voyage de monsieur Crulic raconte une tragédie individuelle, qui a valeur de symptôme des pays où elle se déroule : la Roumanie, dont Claudio Crulic était un ressortissant, et la Pologne, où celui-ci a été accusé d’avoir volé le portefeuille d’un juge, affaire dont tout porte à croire qu’il n’y était pour rien. Mais un absurde processus juridique s’est mis en marche, rouleau compresseur administratif alimenté par l’obstination des agents de l’État à tous les niveaux hiérarchiques. Le seul mode de protestation qui restait à Crulic, la grève de la faim, était bien peu de chose dans ces conditions. On l’a laissé mourir, à 33 ans. Il y eut, pour le moins, non-assistance à personne en danger.

La cinéaste a fait le très bon choix ** de faire raconter cette histoire par Crulic lui-même. Une parole post-mortem, donc, en off, que caractérise une propension à l’auto-ironie, à l’unisson de la voix du comédien Vlad Ivanov, dont l’accent en français est légèrement chantant. Le pathétique est exclu, l’histoire en devient plus terrifiante encore. Le film commence par retracer la biographie de Crulic, en remontant à sa naissance et à son enfance, pauvre et solitaire : « Jusqu’à mes 5 ans, c’est d’une tétine que je me suis senti le plus proche », dit-il. Avant d’aborder les circonstances de l’affaire, et relater le martyre de Crulic. On connaissait l’école d’animation roumaine, le film d’Anca Damian témoigne de son excellence. À chaque phase du récit correspond une technique ou un mode visuel différents : dessins, pastels, objets animés, stop motion (avec des voitures réelles, par exemple) incrusté dans un fond dessiné, noir et blanc, couleur, transparences… Cette profusion plastique n’a rien de gratuit ni de virtuose. Chaque trouvaille formelle est liée à un fait, un événement, toujours rendu avec une force évocatrice exemplaire. La liberté esthétique de l’ensemble permettant de nouer des tonalités différentes, la douceur, la souffrance et, de bout en bout, une subtile autodérision et un goût pour le sarcasme.

Dès lors, le vertige de l’absurde, l’indifférence criminelle, mais aussi l’esprit de résistance de Crulic et, si l’on peut dire, son héroïsme physique deviennent cruellement tangibles. Le spectacle visuel (et sonore) qu’offre le Voyage de monsieur Crulic révèle à la fois une terrible affaire, les graves manquements démocratiques de deux pays européens et les ressources insoupçonnées d’un homme prêt à aller au bout de lui-même pour sauvegarder sa dignité. Un très beau film.

Cinéma
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