Triste inventaire

Denis Sieffert  • 13 décembre 2012 abonné·es

Les murmures ont parfois plus de force que les cris. Ce « putain, les traîtres ! » lâché dans quelque chose qui ressemblait à un sanglot par le leader CFDT, Édouard Martin, en entendant Jean-Marc Ayrault renoncer à la nationalisation du site d’ArcelorMittal de Florange, valait plus que tous les communiqués syndicaux. « Traîtres » : il n’y a pas, en politique comme à la guerre, de qualificatif plus terrible. Au point qu’Édouard Martin lui-même ne l’a pas repris par la suite, même si sa critique de la décision du Premier ministre n’a jamais faibli. Juste ou excessive, la violence spontanée de sa réaction reste gravée dans notre mémoire. Elle en dit long sur l’idée que la gauche sociologique se fait de la gauche politique, celle qui gouverne depuis le mois de juin.

C’est que les abandons des promesses de campagne se multiplient au point de donner une impression de duplicité généralisée. Et ce n’est pas fini, hélas ! Car voilà que le gouvernement s’apprête à jeter aux orties une autre promesse majeure du candidat socialiste, celle de réformer le système bancaire. Le projet, pourtant, avait de l’allure. Il inscrivait les pas de notre François Hollande dans ceux de Roosevelt. En juin 1933, le président du New Deal avait signé le fameux Glass-Steagall Act, qui opérait une franche séparation entre deux types d’activité bancaire : le dépôt et ce qu’on pourrait appeler « les affaires ». Le dépôt, ce sont nos économies ; les « affaires », ce sont les fusions-acquisitions, les émissions de dettes et les fameux produits dérivés, activités spéculatives à haut risque. La séparation visait à interdire aux spéculateurs de jouer avec les économies des citoyens et des entreprises. Nous avions applaudi ** lorsque François Hollande avait fait cette promesse pendant la primaire socialiste, puis lorsqu’il l’avait reprise au cours de sa campagne électorale. On se souvient du discours du Bourget, en janvier dernier. « Maîtriser la finance commencera ici par le vote d’une loi sur les banques qui les obligera à séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives », avait-il lancé, lyrique. Prudents, déjà, nous avions titré : « Un air de gauche ». Aujourd’hui, les dés semblent jetés. La réforme bancaire qui devrait être présentée au conseil des ministres du 19 décembre n’aura qu’un lointain rapport avec le Glass-Steagall Act. Comme on commence à en avoir l’habitude, le texte sera alambiqué. Pas de franche séparation, mais pas tout à fait rien non plus. Les activités spéculatives seraient filialisées. On jouera donc sur les mots. Mais la vérité, les économistes et les juristes la connaissent : la maison-mère n’est pas protégée des dérives de ses filiales.

Mais alors, entre les promesses et le projet de loi, que s’est-il passé ? Il s’est passé que MM. Ayrault et Moscovici ont subi les assauts du puissant lobby bancaire. Le résultat dit assez avec quelle énergie ils ont « résisté ». Sans doute, cette reculade de plus n’aura pas l’effet immédiatement dramatique de la capitulation de Florange devant la toute-puissance de M. Mittal. Il n’y aura pas cette fois d’Édouard Martin pour soupirer « putain, les traîtres ! ». Il n’y aura pas d’images d’ouvriers en colère. La logique est pourtant la même. Florange et la vraie-fausse réforme bancaire forment un tout. Le magnat de Calcutta est l’exemple parfait de ces forbans de la spéculation internationale. Il n’est pas un industriel de l’acier, mais un pur produit de cette finance dont le « New Deal » du candidat Hollande devait protéger notre économie et nos emplois.

Le texte auquel le gouvernement met la dernière main sur le système bancaire risque de constituer un nouvel aveu de faiblesse du politique face à cette finance. Il confortera le pouvoir des Lakshmi Mittal d’aujourd’hui et de demain. Doit-on parler de « trahison » ? La liste commence à être longue en tout cas des promesses non tenues, oubliées, ou transformées en leur contraire. De la renégociation du pacte budgétaire européen qui n’a pas été renégocié, jusqu’au vote des étrangers aux élections locales qui n’est plus d’actualité. Triste inventaire. Reste à savoir où se situe la trahison. Aujourd’hui ou hier, quand les socialistes faisaient campagne à coups de promesses qu’ils savaient ne pas pouvoir appliquer ? Non qu’elles fussent impossibles à tenir, mais parce que les tenir supposerait des confrontations qu’ils ne veulent pas assumer. Avec le recul, le risque, c’est que la gauche de MM. Hollande et Ayrault n’apparaisse plus que comme une vulgaire stratégie de conquête du pouvoir. Une ruse de la raison politique. Bien entendu, tout est relatif. Et c’est au nom de cette relativité qu’on ne peut pas regretter d’avoir chassé Nicolas Sarkozy. Mais l’argument n’est pas inusable. En à peine plus de trente ans, les socialistes ont accédé trois fois au pouvoir. Ils ont chaque fois suscité la déception. Mais jamais aussi vite. Et jamais en donnant cette impression que le renoncement était programmé.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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