La guerre, mais jusqu’où ?

Denis Sieffert  • 17 janvier 2013 abonné·es

Moins de deux ans après l’intervention franco-britannique en Libye, voilà donc la France de nouveau en guerre ou, comme l’on dit pudiquement, « engagée dans une opération militaire ». On se gardera bien ici de réciter le catéchisme anti-impérialiste, car il n’y a dans cette affaire malienne que des mauvaises solutions. Ne rien faire et laisser les jihadistes conquérir les villes du centre du Mali, voire s’ouvrir la route de la capitale, Bamako, eût abouti à livrer la population à la barbarie. Et il semble bien – ce qui n’est guère étonnant – que l’immense majorité des Maliens appelait cette intervention de ses vœux. Nous éviterons donc les condamnations quasi pavloviennes, plus faciles à prononcer à Paris qu’à Tombouctou ou à Gao, où les jihadistes font régner la terreur depuis mars 2012. Mais une fois qu’on a dit cela, viennent les questions. À commencer par celle-ci : était-ce bien à la France d’intervenir ? L’ancienne puissance coloniale est prise dans une contradiction redoutable. On a bien compris qu’elle était militairement la mieux à même d’agir dans l’urgence, alors que les mouvements jihadistes lançaient une attaque surprise sur le centre du pays. On a également compris que la situation n’était plus compatible avec un calendrier qui prévoyait le déploiement d’une force interafricaine pour le mois de septembre. Mais la France est aussi la plus mal placée pour venir rétablir dans la région un « ordre » aussi fragile que discutable.

Elle n’est pas seulement l’héritière de l’empire qui a dessiné à la serpe les frontières du Soudan français (c’est ainsi que l’on nommait le Mali avant 1946), et négligé, voire méprisé, le problème touareg, lequel resurgit aujourd’hui violemment au cœur du conflit ; elle est aussi la puissance tutélaire, tout à fait actuelle, d’un néocolonialisme économique dans la région. Au Niger voisin notamment, où Areva exploite les gisements d’uranium. En Mauritanie et au nord Mali, où Total convoite les ressources supposées du bassin de Taoudenni. Sans parler de l’or et du coton.

Après soixante-dix-sept ans de domination, la France est vouée au soupçon. C’est la raison pour laquelle on peut craindre, une fois que la menace jihadiste sera éloignée, un rapide retournement de l’opinion. Pour éviter cette prévisible réaction, il faudrait que l’opération actuelle s’achève au plus vite. Mais la guerre a sa logique. C’est si vrai que l’on est bien en peine de dire quels sont les objectifs de l’intervention française. François Hollande peut-il seulement les connaître lui-même ? S’agissait-il de stopper la poussée des jihadistes sur la route de Bamako ? Si c’est cela, l’objectif est d’ores et déjà atteint. Ou s’agit-il de les déloger des villes du Nord qu’ils occupent depuis bientôt un an ? Ou, pire encore, s’agit-il de restaurer un État malien tenu par un gouvernement issu d’un putsch, et contesté par une autre faction putschiste ? Un gouvernement qui, par son impuissance, a dû abandonner la moitié du territoire aux jihadistes. En fait, l’arrivée mardi de blindés et de troupes au sol montre bien que nous sommes déjà entrés dans une autre phase de cette guerre. On voit le fol engrenage. À l’échelle du siècle et demi écoulé, la France est en quelque sorte le pompier pyromane de la région. Elle n’est évidemment pas le seul. Car les trois mouvements qu’on appelle ici « jihadistes », faute de mieux, sont les produits de conflits récents (voir p. 4 et 5). Leur armement lourd vient de la Libye de Kadhafi, dont ils furent les derniers mercenaires. Une partie de leur état-major est un reliquat de la guerre civile algérienne des années 1990. Et leurs jeunes troupes ont été recrutées sur fond de misère dans ce pays où l’on meurt en moyenne à 50 ans et où l’analphabétisme touche la moitié de la population. On me dira qu’il ne sert à rien de feuilleter à l’envers les livres d’histoire quand la barbarie est à l’œuvre dans les villes, quand les femmes sont lapidées, les délinquants mutilés, les opposants torturés et liquidés. C’est bien la raison pour laquelle nous ne condamnons pas ici l’intervention de ces derniers jours. Mais on imagine trop bien vers quelle dérive cette entreprise peut nous conduire.

La Françafrique, avec laquelle François Hollande dit vouloir rompre, se réimpose à lui, tout simplement parce qu’elle est la réalité. Car ce sont bien nos avions qui sont basés à proximité des zones de conflits, ce sont nos grandes entreprises qui exploitent les sous-sols, ce sont nos concitoyens qui travaillent sur place et qui servent parfois de chair à otage. Et ce n’est pas en contraignant ces pays à vendre leurs matières premières à perte, comme c’est le cas pour le coton malien, que l’on va remédier à cet ordre détestable qui finit toujours par nous rattraper.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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