Les déchirements de l’exil

La Cité nationale de l’histoire de l’immigration retrace la vie des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie.

Pauline Graulle  • 10 janvier 2013 abonné·es

Dans les yeux d’Ahmed passe déjà la gravité des grandes personnes. Accoudé sur l’épaule d’un copain timide, il répond dans un français parfait au journaliste qui, avec la curiosité de l’ethnologue, est venu filmer la vie quotidienne de ces étrangers de l’intérieur : 3 000 Maghrébins réfugiés dans le bidonville marécageux, sans eau ni électricité, de Gennevilliers. Rien pourtant de misérabiliste dans ce beau reportage de Jean-Claude Bergeret, tourné en 1960 pour « 5 Colonnes à la une », qui ouvre Vies d’exil : des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). À travers les archives (vidéos, coupures de presse et rapports de police), les œuvres d’art (photos, peintures, extraits musicaux)[^2], mais aussi des témoignages actuels, on découvre, pour la première fois dans un musée national, l’histoire des « Français musulmans d’Algérie » qui ont déposé leurs bagages en France durant les « événements ». En 1954, ils sont déjà 250 000, dont 6 000 femmes et 14 000 enfants, à avoir fui les débuts de la guerre pour rejoindre les usines de Lorraine, les mines lilloises ou les établis de la région parisienne. Près d’un demi-million à l’aube de l’indépendance. Pourtant, ces « invisibles [^3] », ni vraiment algériens (l’identité nationale est naissante) ni vraiment français (mais encore « indigènes musulmans » ), sont jusqu’à présent restés murés dans le silence. Silence pudique, gêné peut-être, de ceux qui ont vécu ce terrible paradoxe : c’est au moment même où leur pays emprunte la voie de l’indépendance qu’ils trouvent refuge dans le pays qu’ils combattent.

Au risque de passer à côté de leur destin ? De s’en décaler seulement. Car s’ils ont les pieds en métropole, leur tête est restée de l’autre côté de la Méditerranée. Mieux, c’est l’éloignement qui rapproche : «  Le sentiment national naît de l’exil  », expliquent ainsi Benjamin Stora et Linda Amiri, les deux historiens commissaires de l’exposition. Chez les coiffeurs du bidonville de La Folie de Nanterre – magnifiquement photographié par Monique Hervo –, dans les cafés de Toul ou de la Goutte d’or, où l’on écoute à la radio les nouvelles du « bled », les camarades de l’usine se retrouvent après le labeur. La plupart prennent le maquis, rejoints par des Français ralliés à la cause indépendantiste. Danseuse de cabaret la nuit, Sherazade transporte le jour des armes dans sa voiture, et l’ancien résistant Adolfo Kaminsky fabrique des faux papiers pour le réseau Jeanson (vois Politis du 29 novembre 2012). La belle solidarité se mêle à la violence de cette guerre qui se livre aussi en métropole. La lutte fratricide entre les deux mouvements nationalistes, le Mouvement national algérien de Messali Hadj et le Front de libération nationale (FLN), fait 4 000 morts et 12 000 blessés. La Fédération de France du FLN – 130 000 cotisants ! – soude les troupes autant qu’elle fait régner la terreur : rafle des suspects, collecte de « l’impôt révolutionnaire », équivalent à 10 % des salaires, pour financer la résistance et soutenir les familles restées au pays.

Du côté de la France de Papon,  alors préfet de police de Paris, c’est la violence d’État qui est à l’œuvre. Les autorités imposent le couvre-feu pour les « Arabes », conduisent les brutales opérations « meublés » dans les hôtels miteux où logent les immigrés, ou les envoient en camp d’internement. Point d’orgue autour duquel s’achève l’exposition, le massacre du 17 octobre 1961. Lancée à l’appel du FLN, la manifestation pacifique des Algériens d’Île-de-France est violemment réprimée – plus de 11 000 manifestants sont arrêtés, plus d’une centaine sont noyés ou exécutés. Viendra ensuite l’indépendance, avec cette victoire en demi-teinte qui conduit les mêmes qui combattaient la France à s’y installer durablement du fait du boom économique. Toute la force de Vies d’exil est de donner à voir cette déchirure et de montrer, cinquante ans après l’indépendance, l’intacte vivacité de l’histoire de cette immigration.

[^2]: Reproduits dans le très complet catalogue de l’exposition : Algériens en France, dirigé par Benjamin Stora et Linda Amiri, Autrement/Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 30 euros.

[^3]: Ç’aurait été le titre de l’expo si Marine Le Pen n’avait confisqué l’expression pendant la campagne présidentielle.

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