« Malentendus », de Bertrand Leclair : signes de compréhension

Dans Malentendus, Bertrand Leclair raconte la difficile histoire des sourds au XXe siècle et y mêle son expérience personnelle.

Christophe Kantcheff  • 10 janvier 2013
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L’intrigue romanesque de Malentendus s’appuie sur la très réelle et trop peu connue histoire des sourds. Plus particulièrement sur l’interdiction qui a frappé la langue des signes au long du XXe siècle. À l’origine de cette répression : le congrès de Milan, en 1880, réunissant les plus éminents « experts », qui a prôné la méthode orale avec force exercices orthophoniques et prothèses douloureuses, et excommunié la langue des signes. Cette histoire, Bertrand Leclair l’incarne à travers un personnage de fiction, Julien Laporte, représentatif de ce que nombre d’individus ont subi dans la réalité. Le roman étant scindé en deux parties, la première s’attache à montrer, alors que Julien est enfant, comment la révélation de sa surdité agit comme un coup de tonnerre sur ses parents, Yves et Marie-Claude Laporte, couple jusqu’ici sans histoires, appartenant à la bourgeoisie de la petite entreprise, lui, ancien résistant et à la tête d’une imprimerie, elle, soumise et sur son quant-à-soi.

Le drame de Julien, c’est que son père refuse sa surdité, se réfugiant avec frénésie dans la croyance, qui devient un terrorisme, que son fils pourra juguler son handicap. Il épouse les théories de son nouveau maître à penser, Edward Graham Bell, inventeur du téléphone, mais également champion de « l’éradication de la surdité ». Pour Julien, cette situation signifie souffrances, négation de soi et isolement, dont il ne peut sortir qu’en fuyant de chez lui sans (presque) plus donner de nouvelles. Dans la seconde partie, on assiste au retour de Julien vers la maison familiale, une fois ses parents décédés sans qu’il ait jamais voulu les revoir, même sa mère, qu’il aimait pourtant. « C’est l’une des choses les plus troublantes dans la manière dont Julien raconte son histoire : pour être viscérale, sa haine aura été rétrospective ; elle n’a commencé à se réaliser qu’une fois parti de la maison, une fois entré dans la communauté des sourds, quand ces derniers ne pouvaient que la nourrir de reconnaître dans ce père un archétype d’ennemi. » Mais Malentendus (superbe titre !) ne se réduit pas à ce seul fil narratif. Comme dans tous ses livres, Bertrand Leclair s’y implique non seulement par les rythmes et les sonorités de sa langue, flux sophistiqué et simple à la fois, en mouvement permanent et jamais flottant. Mais, comme on dirait au cinéma, il entre dans le cadre, devenant lui-même personnage, auteur en prise avec son récit et son objet. Or, ici, la part autobiographique est déterminante et révélée tôt dans le livre : Bertrand Leclair est aussi père d’une fille sourde.

Autant dire que cette histoire des sourds, l’auteur en est pénétré, affectivement, intellectuellement, et jusque dans son inconscient. Ce qui rejaillit dans ce roman, où n’affleure cependant aucune autocomplaisance mais au contraire une retenue et une grande honnêteté dans l’intimité dévoilée. C’est le cas par exemple quand Bertrand Leclair exprime, en des phrases transparentes d’évidence, non seulement l’amour qu’il porte à sa fille, mais tout ce qu’il lui doit. Car la survenue de la surdité dans sa vie d’homme et de père l’a ébranlé, mais a aussi bouleversé sa trajectoire d’écrivain, ne serait-ce que parce qu’il est question de mots non entendus ou traduits dans le silence. Tous ses livres précédents en sont marqués, comme la Main du scribe (2002) ou l’Amant liesse (2007 ; J’ai lu, 2011). Malentendus est l’un de ses plus forts parce qu’il aborde de front le sujet (1) en même temps qu’il revisite un certain nombre des motifs qui traversent son œuvre (l’amour sous toutes ses formes, la transmission, la paternité ou même l’autofiction) avec une maturité souveraine. Celle-là même dont témoigne la construction de Malentendus, qui s’achève sur la confrontation entre l’auteur et son personnage, Julien Laporte. Rencontre à la fois avortée et décisive, vers laquelle menait insensiblement la progression dramaturgique. Une fin en forme de point d’orgue, qui est autant une réflexion critique sur la possibilité d’atteindre à l’universel en écrivant sur un sujet dont on est partie prenante qu’un appel contre toutes les chapelles excluantes.

**Malentendus** Bertrand Leclair, Actes Sud, 261 p., 21 euros. Photo : George Seguin
Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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