La peur et son remède

Un petit garçon frappé par une phrase devient tout lisse. Un autre se gargarise de sonorités effrayantes. Deux textes sur le choc des mots.

Ingrid Merckx  • 21 février 2013 abonné·es

Il a les cheveux tout bouclés et le visage tout lisse. Tom est un petit garçon sans réactions. Sans grimaces, sans cris d’Indien, sans rires ni pleurs. À l’école, il en bave. Son père lui répète : « Tu dois travailler ton humour, mon fils. Le travailler plus dur encore que tes mathématiques ou ton français. » Et il s’entraîne. Mais rien n’y fait. Tout reste coincé à l’intérieur. Il y a une raison à l’enfermement de Tom, un secret avec une fille en noir et une fille en blanc… Rien de vraiment dramatique, heureusement, dans cette histoire qui dit finement les tourments d’un enfant et, comme en reflet, ceux de parents qui se « triturent le cerveau » pour comprendre ce qui lui est arrivé. Émilie Frèche (qui publie également un roman pour adultes chez Actes Sud, Deux Étrangers ) cultive un ton à l’intersection entre le grave et le badin, et une voix à mi-chemin entre celle d’un narrateur-spectateur et celle de Tom lui-même. Il y a un petit côté démonstratif à glisser ici ou là les noms de Conan Doyle, Alberto Giacometti ou Lubitsch, ou à souligner que la mère de Tom est partie « surfer (sur Internet bien sûr !) », et que « Loco » – le nom du psy – signifie « fou » en espagnol. Mais Émilie Frèche a une façon délicate d’aborder des questions de fond sur le poids de la différence, la peur qu’un enfant peut inspirer à un autre, ou le regard qu’on peut porter sur les gens « farfelus ». L’illustration accroche ce qu’il faut d’imaginaire tout en proposant un cadre réaliste à la Berberian. Le plus subtil étant peut-être cette réflexion sur la portée de ce qu’on dit : si c’est bien une phrase qui a frappé Tom, ce n’est pas celle pour laquelle sa mère culpabilise…

Plus inquiétant a priori, le texte de Safari dans le lavabo. Un garçon délire sur la mousse qu’il crache en se brossant les dents. Il imagine son trajet dans les conduites où elle s’en va nourrir des monstres qui vivent dans les égouts. Il prend plaisir à dire des mots compliqués ou qui font peur : il entend des serpents dans les canalisations, visualise le squelette du chat de la voisine dans les boyaux d’un alligator et se repaît à prononcer – du dentifrice plein la bouche – « scorpions », « taïga », « piranhas », « Baïkal » … La divagation de l’enfant est de plus en plus sophistiquée, exotique et fabuleuse. « Des castors dressent parfois des barrages sur l’asphalte. Des ornithorynques dévalent les caniveaux. Des mandrills jouent au frisbee. » Et l’animal fantastique pointe son bec en haut de la page de droite. Rouge orangé et l’œil placide, il s’avance sur une avenue indigo bloquée par des castors bleu ciel. Sur un gratte-ciel à gauche, une primate tend la patte sous un vol de chauve-souris aux ailes écarlates. Le frisbee blanchâtre au milieu de la page est le moins ovni de tous.

La double page suivante est plus agitée : dans une palette de jaune, de vert et de violet, des créatures de toute sorte, dont un oryctérope, envahissent la ville et perturbent la circulation, jusqu’à l’arrivée apothéotique de King-Kong… Pas un hasard, cette citation : Guillaume Guéraud, auteur fétiche du Rouergue, a une écriture très cinématographique. Depuis son premier roman, Cité Nique-le-Ciel (1998), il est connu pour son style visuel et sa manière noire de mettre en scène des anti-héros adolescents en prise avec des violences contemporaines ( Couscous Clan, Je mourrai pas gibier, Anka… ) De quoi tenter l’illustratrice Hélène Georges, qui trouve là un terrain propice à ses variations entre réalité et fiction ( les Rêveries d’Hélène Georges, chez Michel Lagarde ; Vertige, avec Lisa Mandel, chez Casterman). Ses bains de couleurs sont réjouissants, le trait aussi, inspiré de la sérigraphie, qui introduit des rayures dans les aplats, des lignes de fuite dans les profondeurs, et un sacré relief.

Littérature
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