Les cols blancs tentés par l’exil

Le départ massif des diplômés dotés de bons salaires est une défaite pour le modèle de croissance vanté par le régime. Par Benjamin Gauducheau, correspondant à Beijing

Benjamin Gauducheau  • 7 février 2013 abonné·es

Apriori, rien ne prédestinait Zhang Yibo à quitter la Chine. Diplômé de l’université de Pékin – la meilleure du pays –, il était encore, il y a six mois, cadre dans la branche chinoise d’une grande compagnie pétrolière internationale, avec un très confortable salaire mensuel d’environ 100 000 yuans (soit 12 000 euros), « sans compter les primes   ». Aujourd’hui, le trentenaire vit avec sa femme à Calgary (au Canada). « Beaucoup de mes collègues étaient partis avant moi, et j’en connais au moins trois qui l’ont fait depuis, raconte-t-il. Et même si mes revenus ont baissé de 75 %, je n’éprouve aucun regret. » Ingénieurs, financiers, hommes d’affaires : ceux qui bénéficient le plus, en théorie, d’un système inégalitaire sont de plus en plus nombreux à choisir de quitter leur pays. Plus d’un demi-million auraient émigré vers l’un des 34 pays de l’OCDE en 2010, chiffre en augmentation de 45 % par rapport à l’an 2000, rapportait récemment le New York Times. Dans un rapport publié en janvier, la prestigieuse Académie des sciences sociales de Chine n’hésite pas à qualifier le phénomène de « massif ». Selon les chercheurs, il s’agit de la troisième grande vague d’émigration depuis les réformes d’ouverture économique, au début des années 1980. Un premier mouvement d’ampleur aurait ainsi eu lieu immédiatement après la réouverture des frontières, suivi d’un deuxième « à l’aube des années 1990 » – formule pudique qui fait allusion aux événements de Tiananmen, en 1989. Cette fois, lit-on dans le rapport, les départs sont motivés par des préoccupations telles que l’éducation des enfants ou la   qualité de vie. Ils ont pour destinations principales les États-Unis, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, en raison de politiques d’immigration favorables.

Informaticienne de 29 ans, Eva – c’est ainsi qu’elle se présente – s’est levée tôt ce matin pour se réinscrire à l’Alliance française de Pékin, où elle étudie la langue de Molière depuis bientôt un an. Dans la foule qui attend au guichet, elle ne cache pas son ambition : demander, dès que son niveau de français le lui permettra, un permis de séjour au Canada. « J’aurais préféré aller France, confie-t-elle, mais vos lois ne me le permettent pas. On a plus de chances d’être admis au Québec car, la plupart des Chinois ne parlant qu’anglais, il y a moins de demandes ». Du pain bénit pour les Alliances françaises de Chine, dont les cours ont connu un pic de fréquentation. À Pékin, l’établissement a même ouvert une section spécialement dédiée aux prétendants à la vie québécoise.

Pour justifier son départ, Eva cite pêle-mêle la pollution de l’air, l’insécurité alimentaire et la mauvaise qualité du système éducatif, toujours sous l’emprise du Parti unique. « Mon mari et moi pouvons à la rigueur tolérer cet environnement médiocre, mais je ne peux pas imaginer d’y élever mon enfant. » Tout aussi important, il y a cette « atmosphère de méfiance » qui règne dans la société. « Ici, je ne sais pas si je dois apprendre à mon enfant à être honnête ou pas. Si je le fais, il aura des difficultés car, en Chine, les gens ne se font pas de cadeaux. Et il est hors de question que je lui apprenne à être malhonnête. » S’ils sont peu nombreux à faire ouvertement peser la question politique dans leur décision, le départ massif des cols blancs n’en est pas moins une défaite pour le modèle de croissance vanté par le régime – et admiré par une partie du monde. C’est en tout cas l’avis de Fang Zhulan, professeur à l’Université du peuple de Pékin, pour qui ces émigrants ne font rien de moins que « voter avec leurs pieds ». Ces départs sont «   un commentaire négatif sur la protection et la réalisation de leurs droits dans le système actuel   », jugeait-il récemment dans le magazine officiel Renmin Luntan. La situation interroge d’autant plus qu’elle touche également les cadres du parti et les très riches – beaucoup cumulant d’ailleurs les deux casquettes en raison d’une corruption généralisée. Selon une enquête du Hurun Report, 44 % des Chinois dont les avoirs dépassent 10 millions de yuans (1,2 million d’euros) envisageaient en 2012 d’émigrer « dans un futur proche », alors que 16 % avaient déjà entamé des démarches en ce sens.

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