Chypre : Le spectre du modèle grec

Entre amertume et colère, le peuple s’insurge contre l’« invasion économique » menée par l’Eurogroupe dans leur pays. Correspondance à Nicosie d’Angélique Kourounis.

Angélique Kourounis  • 28 mars 2013 abonné·es

Tel un film surréaliste d’une autre époque, les défilés de la fête nationale des écoles, des scouts et des corps de l’armée se sont bien déployés lundi 25 mars dans toutes les villes de Chypre, avec fanfares, ballons pour les enfants et barbes à papa. Mais les visages des adultes étaient fermés et inquiets. Chacun est venu voir son enfant défiler en cadence drapeau à la main, mais, dans les têtes, résonnent les termes de l’accord signé la veille à Bruxelles avec l’Eurogroupe. Un accord qui a mis les Chypriotes en état de choc. « Nous sommes anesthésiés, assommés, confie un homme. Nous n’avons pas encore compris ce qui s’est passé cette nuit. Nous avons l’exemple grec devant nous ; si nous ne faisons rien, c’est ce qui nous attend. » Sa femme, visiblement angoissée, les traits tirés, intervient :  « Ici, à Chypre, nous avons tous des crédits pour notre maison, les études des enfants… Comment allons-nous vivre maintenant ? » Cette angoisse est d’autant plus forte que la crise qu’Athènes traverse depuis trois ans est suivie de très près par Nicosie. « Nous allons subir le même sort, et pire », nous dit Xaritos, venu lui aussi encourager sa fille qui défilait. Comme beaucoup, il en a gros sur le cœur : « Nous avons vécu l’invasion des Turcs en 1974 et nous nous sommes reconstruits. Nous sommes entrés dans la zone euro pour avoir une famille politique qui nous soutienne dans notre problème avec la Turquie. Là, on vit une seconde invasion. Elle n’est pas militaire mais économique. Elle s’abat sur tout le pays et on ne peut rien faire. Où est la France ? Elle laisse Merkel parler au nom de l’Europe. Pourquoi ? Elle laisse l’Allemagne diriger l’Eurogroupe, le FMI. Pourquoi ? Pour accaparer nos réserves gazières ? » Pour beaucoup de Chypriotes, ces réserves gazières, estimées l’année dernière à 200 milliards de mètres cubes, sont peut-être à l’origine de ce que le député communiste George Georgiou a appelé le « viol le plus cru de la démocratie chypriote ». Proche de l’ancien président Dimitris Christofias, il est très en colère : « L’avenir de nos enfants est foutu, et celui de nos petits-enfants fortement compromis. La troïka va faire ici ce qu’elle a fait en Grèce : venir tous les trois mois fermer ou ouvrir le robinet d’oxygène en fonction de ses  desiderata. »

Des capitaux russes sont arrivés à Chypre dès les années 1980, à la fin du règne de Léonid Brejnev, via des sociétés écrans. Ces fonds, déposés par les grands syndicats soviétiques, prenaient la suite de filiales créées auparavant par le KGB. Lequel avait besoin de relais « capitalistes » pour peser sur les multinationales et financer les interventions soviétiques en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Ces « pionniers » ont été suivis, sous Gorbatchev, par les grandes fédérations sportives : profitant des nouveaux droits de commerce et d’importation des biens de consommation occidentaux, qui les exonéraient de taxes, elles firent des profits fabuleux. Dès la fin des années 1980, elles en mirent une partie à l’abri dans des paradis fiscaux, dont Chypre. Les grands oligarques de la Russie de Boris Eltsine leur emboîtèrent logiquement le pas. À commencer par Boris Berezovski, écarté depuis par Poutine, et qui vient de décéder mystérieusement à Londres, où il était réfugié.

Une fois n’est pas coutume, le député Prodromos Prodromou, du parti libéral Dykko, qui soutient la coalition gouvernementale, est d’accord avec lui. « Si les banques font faillite alors qu’elles entrent pour 40 à 45 % dans le PIB du pays, dit-il, comment voulez-vous que nous puissions payer nos dettes, nos impôts et faire face à nos obligations ? Les entreprises vont fermer, les gens vont perdre leur salaire, la consommation va chuter, et il n’y aura plus de rentrées dans les caisses de l’État. » En bon libéral, il estime que « beaucoup d’erreurs ont été faites par le précédent gouvernement communiste ». Il reconnaît que le secteur bancaire est hypertrophié (il représente huit fois le PIB national, estimé à 17 milliards d’euros), et qu’il faut le réduire. « On est tous d’accord, mais on n’est pas obligés de le faire en une nuit ! » Stellios Platis, économiste, va plus loin : « On ne détruit pas un système qui a eu un énorme succès et qui a fait ses preuves durant des décennies. C’est comme si on obligeait l’Allemagne à réduire brutalement son industrie automobile sous prétexte qu’elle vend des voitures aux Russes. Si c’était pour en arriver là, ça ne valait pas le coup d’adopter l’euro. Notre monnaie était très bonne. Wolfgang Schaüble [le ministre fédéral des Finances allemand, NDLR] a fait d’énormes erreurs, il ne s’en rend pas compte », conclut-il. Pour lui, s’il y a une chose irremplaçable dans le secteur financier, c’est la confiance, « et là, on a subi un coup sévère. La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est limiter les dégâts ». Pour Raphael Ryckx, gestionnaire dans une société maritime, Belge installé depuis vingt ans à Chypre, c’est l’occasion qui fait le larron : « Ce que l’on veut faire, c’est pousser les gros clients de nos banques vers le nord de l’Europe. On n’a pas découvert d’un seul coup que, peut-être, l’origine de leurs avoirs n’est pas des plus claires, mais l’exposition de ces banques à la dette grecque a été le prétexte. »

Autre motif de colère des Chypriotes : les déclarations du ministre français des Affaires étrangères. « Nous, c’est “l’économie casino”, ironise George Georgiou, et Monaco, c’est quoi comme économie ? Et Andorre ? Leur argent est plus propre ? » Néanmoins, les Chypriotes reconnaissent qu’ils ont leur part de responsabilité dans cette affaire. « Nos parents ont vécu l’invasion, explique  Neofitos Neofitou, commerçant, et ils ont voulu tout nous donner sans compter. On a vécu sur un nuage, sans faire attention. On doit changer et être punis d’avoir cru à cette fausse croissance. Mais alors, coupez-moi le doigt ! Pas l’épaule entière ! Comment voulez-vous que je me remette sur pied si je suis handicapé ? » Les Chypriotes n’ont plus confiance en leurs politiciens et encore moins en l’Europe, aussi se tournent-ils vers l’Église, qui a su tirer profit de cette crise en se posant comme planche de salut, par l’exemple. Ainsi, en septembre 2012, dès les premières baisses de salaires, elle annonçait réduire ceux de son personnel laïque et celui des popes de 15 %. Quant aux évêques, qui ont des salaires de plus de 1 500 euros, ils ont perdu jusqu’à 25 %. La semaine dernière, à la première messe qui a suivi le début de la crise, le primat de l’Église orthodoxe a annoncé « mettre à la disposition de l’État tous ses biens », estimés à environ 1 milliard d’euros, pour aider le pays à rassembler les quelque 5,8 milliards d’euros qu’il doit trouver. L’idée étant d’hypothéquer ces biens et d’acheter avec l’argent récolté des bons du Trésor que le gouvernement émettrait exceptionnellement pour la circonstance. Chrysostomos II a même appelé les Chypriotes à acheter eux aussi, « dans la mesure de leurs possibilités, de ces bons pour aider la patrie ». Ce dimanche, il a annoncé qu’il allait inviter les oligarques russes à déjeuner « pour les convaincre de ne pas retirer leurs avoirs du pays quand les banques rouvriront ». Il va leur parler en tant que chef spirituel, mais aussi et surtout comme l’homme d’affaires redoutable qu’il est. L’Église chypriote grecque est le plus important propriétaire foncier de l’île. Et elle possède par ailleurs des hôtels, 30 % de parts dans Hellenics Banck et 20 % dans la bière nationale Keo. Ce lundi, jour de fête nationale, le primat de Chypre a appelé la justice à œuvrer « pour punir ceux qui ont conduit le pays dans cette situation ». Un vœu très largement partagé par toute la population.

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