Syrie : vaincre l’indifférence

Après deux ans de conflit et soixante mille morts, la seule question qui vaille est celle de savoir comment hâter la chute du clan Assad. Par Farouk Mardam-Bey.

Farouk Mardam Bey  • 14 mars 2013 abonné·es
Syrie : vaincre l’indifférence
© **Farouk Mardam-Bey** est historien et traducteur franco-syrien, directeur de la collection « Sindbad » chez Actes Sud. Photo : tosco/afp

Deux ans après son déclenchement, la révolution syrienne est encore très loin de ses objectifs. Lesquels se résument dans les mots d’ordre scandés partout dans le monde arabe par des millions de manifestants : liberté, dignité, justice sociale. En outre, les Syriens constatent avec amertume qu’à la relative sympathie exprimée pendant quelques mois à leur égard par la « communauté internationale » n’ont succédé que cynisme, indifférence et incompréhension. Il est de bon ton d’en rejeter la responsabilité sur l’opposition « officielle », qui, sous ses différentes bannières, s’est indéniablement montrée divisée, déboussolée et stérile. Il faut toutefois bien reconnaître que la principale raison du blocage réside dans la capacité du régime, malgré les coups durs qui lui ont été assénés, à mettre encore dans son jeu les atouts qui lui avaient permis par le passé de se tirer d’affaire.

Le premier atout consiste dans sa réserve inépuisable de violence. Superposé à la société, comme l’était jadis la soldatesque mamelouke, le régime assume parfaitement cette « extranéité ». Allant jusqu’à bombarder à l’artillerie lourde et par l’aviation de combat, voire avec des missiles balistiques de longue portée, les villages et les quartiers populaires urbains qui échappent à son contrôle. Le deuxième atout – aussi redoutable – du régime est la somme des peurs et des méfiances qu’il s’est toujours employé à entretenir entre les différentes communautés religieuses et ethniques du pays. Il s’en sert afin de travestir la contestation politique et sociale en guerre civile. Enfin, ne sous-estimons pas l’argument géostratégique, manié naguère avec maestria par Hafez Al-Assad et repris tel quel par son fils : d’une part, en se présentant aux Américains comme le garant du respect de l’accord sur le dégagement des forces dans le Golan et comme un fidèle allié dans la « guerre contre le terrorisme » ; d’autre part, en délégitimant les revendications démocratiques de la population au nom de la conjoncture régionale. Le fait est, de toute façon, que Bachar et ses alliés ont passablement réussi à embourber la contestation populaire, à l’origine libre de toute allégeance extérieure, dans le système complexe des antagonismes et des alliances moyen-orientales. Et c’est un fait aussi que les Iraniens et les Saoudiens, ces derniers se laissant parfois coiffer par les Qataris, règlent à présent leurs comptes, à la fois politiques et confessionnels, sur le dos du peuple syrien. En agitant dès mars 2011 le spectre du salafisme jihadiste, Bachar Al-Assad visait donc un objectif prioritaire : convaincre les Occidentaux qu’ils avaient intérêt à ne pas trop le bousculer en dépit de son alliance avec l’Iran. Mais il entendait aussi mobiliser en sa faveur les « minorités » alaouite et chrétienne et accréditer l’idée défendue par certains dignitaires chrétiens selon laquelle il n’est de salut pour les « minorités » que dans leur unité contre la « majorité ». Idée qui suppose que les sociétés arabes sont immobiles, que leurs cultures sont exclusivement religieuses, que les « majorités » et les « minorités » religieuses sont politiquement et socialement cohérentes. La conclusion est alors que la survie des « minorités » exige la marginalisation politique de la « majorité ». Alors que les porte-parole des forces engagées dans la révolution proposaient à l’ensemble de la population la fondation d’une république assurant l’égalité entre tous ses citoyens, cette « politique des minorités » l’incitait au contraire à reproduire les crispations communautaires. Il ne manque cependant pas de diplomates, journalistes hommes politiques de gauche comme de droite pour vanter le « laïcisme » de Bachar et lui pardonner ses crimes sous le prétexte qu’il protège les « minorités ».

Mais c’est probablement l’argument géostratégique dans sa version « anti-impérialiste » qui brouille le plus la vue d’un grand nombre de militants de gauche, censés pourtant être les plus sensibles aux souffrances du peuple syrien. Sans se fourvoyer jusqu’à soutenir le clan Assad, ils ont le plus souvent tendance à se draper dans une confortable neutralité, rappelant à tort et à travers tantôt l’intervention militaire de l’Otan en Libye, tantôt telle déclaration d’un membre de l’opposition. Or, il est incontestable que les Américains et les Européens, tout en condamnant verbalement le clan prédateur au pouvoir en Syrie, n’ont cessé de proclamer haut et fort qu’ils ne sont pas disposés à intervenir militairement. Ni pour le renverser ni pour fournir à l’Armée libre (ASL) le matériel qui lui manque pour modifier à son profit le rapport de force sur le terrain, réputé stagnant depuis déjà plusieurs mois. Assad et les siens en étaient d’ailleurs convaincus dès le début. C’est pourquoi ils ont sévi avec une froide détermination, laissant aux opposants le loisir de se chamailler à propos d’une opération occidentale chimérique. Notons ici que c’est précisément l’attentisme de la « communauté internationale » qui a entraîné la militarisation tant décriée du soulèvement. Tout le monde s’accorde à reconnaître que les manifestations populaires avaient gardé leur caractère pacifique jusqu’au début du mois d’août 2011, quand l’armée régulière, en réaction aux rassemblements de centaines de milliers de personnes à Hama et Deir ez-Zor, a été chargée de réoccuper ces deux villes coûte que coûte. Les désertions se sont alors multipliées, les insoumis formant des brigades sans commandement unifié, mais se réclamant toutes de l’Armée syrienne libre. Des civils ayant tout perdu n’allaient pas tarder à grossir les rangs des insurgés. Le veto russo-chinois au Conseil de sécurité de l’ONU, le 4 novembre 2011, est alors venu prouver aux Syriens qu’aucune pression internationale sérieuse ne s’exercerait sur Bachar Al-Assad pour le forcer à se démettre, et qu’ils devraient par conséquent compter sur leurs propres forces pour y parvenir. Ainsi, en dépit des premières réserves à son égard, l’Armée libre a été agréée par la grande majorité de l’opposition comme la composante majeure du soulèvement. Surtout à la suite du siège meurtrier des quartiers populaires de Homs, qui a débuté le 3 février 2012 et a été suivi, le lendemain, par le deuxième veto russo-chinois. Il est certain qu’avec l’entrée de l’ASL en juillet dernier à Alep puis à Damas la lutte armée a définitivement pris le pas sur toute autre forme d’action. Mais il est non moins vrai qu’aucune force de l’opposition n’avait souhaité la militarisation du soulèvement, ni n’en avait d’ailleurs les moyens.

Quoi qu’il en soit, il ne sert plus à rien de débattre sur les « acquis » de cette militarisation ou sur ses « dégâts ». En ce deuxième anniversaire du soulèvement, la seule question qui vaille est celle de savoir comment hâter la chute du clan qui occupe la Syrie à la manière d’une armée étrangère. C’est seulement de la sorte que l’on pourra remédier aux clivages confessionnels artificiellement entretenus, éviter les dérives jihadistes, circonscrire l’influence des puissances régionales et internationales, et enclencher la transition vers un régime démocratique.

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