ACLefeu : « Ça va être plus difficile de convaincre qu’il faut aller voter »

Huit jeunes de l’association ACLefeu se sont réunis avec Politis pour débattre des conséquences de l’affaire Cahuzac, et de ce qu’attendent les habitants des quartiers de leurs élus. Extrait de la conversation.

Erwan Manac'h  et  Lena Bjurström  • 18 avril 2013 abonné·es

Un café corsé ou une infusion, des chaises en rang serré autour d’une longue table désordonnée : la réunion hebdomadaire du collectif ACLefeu commence dans le brouhaha, ce mercredi soir, dans le petit pavillon qu’il occupe à deux pas des « barres » d’immeubles de Clichy-sous-Bois. Comme chaque semaine, une quinzaine de bénévoles sont venus organiser la vie quotidienne de l’association, créée en 2005 en pleine crise des banlieues. Ces militants, jeunes et moins jeunes, résidents des quartiers, se sont donné pour mission de porter les voix des quartiers populaires. En organisant trois tours de France, pour récolter les doléances des habitants et les inciter à voter. Avec l’ouverture, en février 2012, d’un ministère (éphémère) de la crise des banlieues pour recevoir les candidats à la présidentielle et les forcer à se prononcer sur leurs 23 propositions. Mais aussi en multipliant les initiatives pour renforcer le lien social à Clichy-sous-Bois, avec de l’aide aux devoirs, des vacances en famille, des cafés-débats… Mohamed Tiba, Fatima Hani et Mehdi Bigaderne, militants historiques du collectif aujourd’hui élus à Clichy-sous-Bois, mènent les échanges ce mercredi soir. Ça piaille un peu, rigole beaucoup, mais l’ambiance est studieuse. Après une heure de discussion sur le quotidien de l’association, nous lançons le débat.

Que pensez-vous de l’affaire Cahuzac ?

Imade : Moi, ce que je vois, c’est qu’on stigmatise souvent la banlieue en parlant de délinquance. Là, la délinquance est au plus haut niveau de l’État, et il s’agit de millions d’euros. Avant de critiquer et de stigmatiser la banlieue, il faut que les politiciens balaient devant leur porte. Je pense que ce n’est que le début.

Mohammed : Et ce n’est pas fini… Cahuzac, c’est juste la partie visible de l’iceberg. Si on regarde bien, à chaque gouvernement il y a eu un fusible. À l’époque de Chirac, c’était Juppé, au temps de Sarkozy, c’était Éric Woerth… Là, Hollande commence à peine, et tombe l’affaire Cahuzac. Je ne dirai pas « tous pourris », il y a des bons et des mauvais. Nous, contrairement à eux, on ne généralise pas. Moi, j’ai la double casquette. Je suis dans le monde associatif, mais je suis également élu. Et justement, ces gens-là me causent du tort. Nous qui sommes là, à ACLefeu, pour sensibiliser les gens à aller voter, ça ne nous facilite pas la tâche. Quand les jeunes que l’on essaie de convaincre voient à la télé qu’untel a voulu placer 15 millions d’euros en Suisse [^2], ils se disent : « Il se fout de ma gueule celui-là. »

Myriam : On parle de « liberté, égalité, fraternité », mais les valeurs de la République ne sont pas respectées. Les politiciens ne sont pas jugés comme le peuple lui-même. Nous, on peut se « manger » une peine beaucoup plus forte que des politiciens. On n’est pas égaux. Leurs symboles, ils ne veulent rien dire.

Mohammed : C’est de la délinquance en col blanc, mais les peines encourues ne sont pas les mêmes pour eux. Quand un jeune vole, il n’a pas la même sanction. C’est la justice à deux vitesses. Un jeune prendra six mois, un an. Cahuzac risque quoi ? Cinq ans ? Jamais de la vie ! Pour Sarkozy, le procureur a demandé un non-lieu. Faut arrêter de nous prendre pour des jambons. Hallal, bien sûr. (Rires.)

Mustapha : Moi, j’appelle ça de la délinquance gouvernementale. Ils se permettent d’être élus et de mettre beaucoup d’argent dans leur bourse tout en sachant qu’ils ne vont pas risquer de grosses peines. Pour moi, c’est devenu un commerce.

Myriam : C’est un cercle vicieux.

Mustapha : Ces gens-là perdent leur honneur, mais ils s’en foutent, ils ont gagné de l’argent.

Mehdi : En plus, ce n’était pas un ministre quelconque. C’était le ministre du Budget ! (Rires.) Cette affaire montre qu’il y a des failles dans la République française, mais ce n’est pas nouveau. Ce sont des épisodes qui se répètent. Ce qui fait aussi écho aujourd’hui, c’est tout ce discours de « présidence normale » et de « république exemplaire ». On est encore une fois dans l’addition des promesses non tenues.

Audrey : Autour de nous en tout cas, ça n’a pas été un choc. Il y a eu d’autres histoires avant…

Mustapha : Moi, ce qui m’a choqué, c’était DSK !

Sarah : C’était plus médiatisé. Moi, par exemple, je n’ai pas entendu parler de cette histoire de Cahuzac.

Audrey : T’allumes pas la télé, toi !

Sarah : Non, je ne regarde pas la télé. Mais j’entends les gens parler. DSK, tout le monde en parlait… Tout le monde avait une opinion.

Myriam : C’était juste avant la présidentielle aussi, c’est pour ça.

Une mère, un peu à l’écart : Moi j’ai une question à vous poser. Autour de la table, ici, qui regrette d’avoir voté pour Hollande ?

Mustapha, Sarah, Riselaine, Mehdi, Myriam, Audrey : Moi, moi, moi….

Myriam : Si on avait voté pour Sarkozy, on n’aurait pas été surpris. Mais Hollande, il avait promis des choses, et il fait tout le contraire de ce qu’il dit. Il fait tout ce que Sarkozy aurait fait.

Mustapha : Mais ce n’est pas de sa faute à Hollande, il communique mal avec son peuple.

Audrey, Myriam : Mais si, c’est de sa faute !

Mustapha : Pour moi, Hollande est sincère, mais il n’arrive pas à prendre des décisions. Et, dans l’affaire Cahuzac, il n’a pas non plus réussi à prendre de bonnes décisions. Ou il s’est fait endormir par son ministre.

Audrey : Je ne suis pas totalement d’accord. Avec l’UMP, c’était différent, ils annonçaient la couleur. On le savait, Sarkozy était le président bling-bling. Mais là, il s’agit de membres du PS, qui ont passé leur temps à critiquer l’UMP justement sur ces questions-là. Il y a eu l’affaire Woerth, il y a l’affaire Cahuzac. Ce sont les mêmes. Mais, au PS, ils nous font croire qu’ils sont de notre côté, alors qu’ils ne sont pas du tout représentatifs de la population.

Avez-vous regardé les déclarations de patrimoine de ministres ?

Mehdi : Oui, mais je pense que l’important n’est pas de savoir combien les ministres possèdent. Chacun a son passé. Ils peuvent être héritiers, etc. Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est de démontrer une fois de plus – et là, de façon transparente – que les gens qui sont au plus haut de l’État ne sont pas représentatifs de la population. Ils sont particulièrement bien indemnisés pendant leur mandat. C’est aussi le confort dans lequel nos politiques sont baignés qui crée un décalage entre eux et les citoyens. Ça aussi, c’est encore un mensonge d’État. Nos politiques ne sont pas proches de nous. Ce qui est sûr, c’est que ça ne va pas aider au rapprochement entre les Français et la classe politique, c’est une évidence.

Le collectif ACLefeu avait appelé à voter pour François Hollande, allez-vous remettre en question votre façon de faire de la politique ?

Mustapha : Nous, on appelle souvent les jeunes à venir s’inscrire sur les listes électorales en essayant de leur faire comprendre que « c’est important, ça représente la France, etc. » Je n’ose pas envisager le jour où il faudra recommencer à appeler à voter.

Sarah : Ça va être plus difficile de convaincre. Ils nous répondront que ce n’est pas la peine et que peu importe qui on choisit puisque rien ne change.

Mustapha : Notre message est discrédité. Les gens sont fatigués, ils pensent que tous les politiciens sont pourris, qu’ils ne pensent qu’à prendre de l’argent. Et, au fond, ils ont raison.

Audrey : Il ne faut pas non plus qu’on pousse les gens à l’abstention. Ce sont les programmes et les idées qui restent plus importants. On est déçus, mais on ne peut pas dire pour autant que tout le monde est pourri au PS.

Est-ce que vous craignez une nouvelle percée du Front national ?

Mustapha : Franchement, on ne sait plus où aller. La machine politique s’est enrayée, il faut la démonter et la remplacer… Alors, on va essayer Marine Le Pen pour voir ce que ça donne.

Audrey : C’est ce que pensent les gens.

Mehdi : Mais dis-leur pourquoi ce n’est pas ce que tu penses, toi… Est-ce qu’il n’y a que le PS, l’UMP ou le FN ?

Mustapha : On ne connaît que ça. Moi j’aimerais bien essayer pour voir ce que ça fait. (Sourires.)

Mehdi : Mais ça peut être vous aussi. Vous êtes la force vive du pays.

Vous avez choisi de vous engager en politique avec ACLefeu…

Audrey : Nous, on fait de la Politique, avec un grand P.

Myriam : On fait de la politique, mais on ne prend pas parti.

Mehdi : Nous militons surtout pour un réveil des consciences. La société civile a sa place, elle peut être une réponse à la crise actuelle. J’étais déçu à l’annonce du gouvernement : pas une seule personne du monde syndical, ni de la société civile… On a besoin de cette représentativité. C’est pareil à l’Assemblée. Résultat, en un an de mandat, on n’a pas vu beaucoup de signes. Que ce soit sur le droit de vote des étrangers ou le contrôle au faciès, on est en recul.

Pour vous, le changement se fera forcément en dehors du champ politique ?

Myriam : Oui, il faut aller sur le terrain. Vivre les choses.

Riselaine : Ils ne savent pas ce que c’est qu’une cité. Il faut la vivre pour savoir ce qui s’y passe.

Mustapha : Le problème de la politique, c’est qu’ils ont les moyens pour nous détourner le cerveau. Chaque matin, on entend les mêmes personnes : lundi le PS, mardi l’UMP, mercredi le FN. Toujours les mêmes trucs. On se met à croire qu’il n’y a qu’eux.

Audrey : Ils ont verrouillé le système. Ça nous ramène au problème du cumul des mandats. C’est une mesure de Hollande qu’on attendait. C’était une de nos propositions.

Mustapha : En vérité, nous les jeunes, nous devons nous lever et créer notre propre parti, pour casser cette machine-là.

Justement, beaucoup de tentatives ont été menées depuis la Marche pour l’égalité en 1983 et plus récemment avec le Forum social des quartiers populaires. Force est de constater que ça n’a pas marché…

Myriam : Parce qu’ils se font bloquer par les autres familles politiques.

Audrey : C’est une question d’habitude aussi. On voit toujours les mêmes partis, même quand quelqu’un d’autre se présente, on aura tendance à voter pour les mêmes.

Myriam : Mais le PS et l’UMP avaient une plus grande place dans la campagne aussi. On voyait Hollande, Sarkozy, mais les autres, on ne les voyait pas. Hollande et Sarkozy étaient plus mis en avant par les médias.

Mehdi : Il y a beaucoup de gens qui disent « On a les politiques qu’on mérite. » Et ce n’est pas totalement faux. Les Français oublient, et votent à nouveau pour les mêmes personnes. Il ne faut pas s’étonner que les scénarios se répètent, on ne tire pas de leçons du passé. Nous avons suivi le Forum social des quartiers et sa dynamique. J’y ai participé, l’initiative est bonne et trop rare, mais le consensus est très dur à trouver parce que chacun a son expérience. On n’a pas su mettre nos histoires, nos expériences et nos ego de côté. Il y a aussi le problème des moyens. L’argent, c’est le nerf de la guerre. On n’a pas les moyens de gros partis. Et puis, individuellement, chacun a ses problèmes quotidiens. Aujourd’hui, militer, c’est un luxe.

Audrey : Le problème est aussi que les initiatives sont trop isolées.

L’affaire Cahuzac pourrait-elle créer le « choc » qui pousse les gens à se rassembler ? Avez-vous avez senti quelque chose se passer autour de vous ?

Mustapha : Nous, on a senti le désespoir…

Mehdi : Pas seulement. Pour moi, cette affaire sera à double tranchant. D’un côté, ça risque d’éloigner les gens de la politique. Mais de l’autre, cela peut aussi leur permettre de trouver une alternative politique. Propos recueillis par Lena Bjurström et Erwan Manach

[^2]: Le chiffre de 15 millions a été évoqué dans la presse. Officiellement, il s’agit pour l’instant de 600 000 euros.

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