Bisphénol A : les experts retournent leur veste

L’usage du bisphénol A vient d’être condamné dans un rapport qui devrait faire date dans l’histoire de l’expertise des produits toxiques.

Patrick Piro  • 18 avril 2013 abonné·es

Les termes sont de poids, sous la plume de la sénatrice EELV Marie-Christine Blandin, qui ignore la flatterie : « Les nouvelles études de l’Anses sur le bisphénol A, et les réactions du gouvernement, l’engageant à des démarches exigeantes auprès de l’Union européenne, contrastent avec la complaisance et la lenteur de l’ex-Afssa. On ne peut que s’en réjouir […].  » Le ton est encore plus explicite du côté du Réseau environnement santé (RES), qui salue un « rapport courageux, qui par bien des points révolutionne l’expertise institutionnelle en dépit des pressions qui ont pu s’exercer […]  ». Mardi 9   avril, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) livrait un lourd document évaluant les risques du bisphénol   A (BPA). Ce « perturbateur endocrinien » [^2], le plus commun de notre environnement, entre notamment dans la composition des revêtements internes de boîtes de conserve, des canettes, de récipients en polycarbonate, dont on fait certains biberons (aujourd’hui interdits à la commercialisation en France) ou des bonbonnes d’eau, etc. Au-delà d’une classique expertise de la littérature scientifique, l’Anses a mené une campagne de mesures afin de mieux cerner le niveau d’exposition de la population.

Trois années de travail pour conclure à des risques accrus de cancers du sein pour les enfants nés d’une mère exposée pendant la grossesse, via l’air, les poussières et l’alimentation, dont l’eau. Même si elle attribue un indice de confiance « modérée » à ce résultat, l’Anses souligne un chiffre alarmant : les femmes enceintes sont à risque dans 23 % des situations d’exposition, seuil atteint par le biais de la seule alimentation, qui compte pour 84 % des doses de BPA auxquelles elles sont soumises. Le cas le plus extrême : les caissières (enceintes) qui manipulent des heures durant des tickets de caisse, au papier thermique imprégné de BPA. L’Anses met en garde sur le tour de passe-passe des papiers dits « sans BPA », mais dont les substitutifs sont parfois plus nocifs ! Autre petite bombe, qui éclabousse au-delà de la France : l’Anses déduit qu’il faudrait diviser de 5 000 à 20 000 fois certaines des « doses journalières admissibles » (DJA) retenues par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), considérée par le RES comme « totalement inféodée à l’agro-industrie ». Dans d’autres situations (âge et sexe des personnes, organes sensibles, etc.), l’agence, tout en rappelant que toute la population est imprégnée par le BPA, conclut généralement à des « risques négligeables » pour des pathologies telles que cancers, dysfonctionnements de la reproduction ou troubles psychiques, sans pourtant les exclure. Enfin, l’Anses, qui a recensé 73 substituts possibles au BPA, alerte : la plupart n’ont pas été complètement évalués sur le plan toxicologique, bien que certains soient déjà commercialisés.

Le ministère de l’Écologie a immédiatement annoncé qu’il proposerait dans les prochains mois des mesures de prévention, dont l’interdiction dans l’Union du BPA dans le papier des tickets de caisse. Pouvait-on en arriver là « quatre ans plus tôt », comme l’estime André Cicolella, président du RES ? Dominique Gombert, directeur de l’évaluation de l’Anses, s’en défend, jugeant que l’alerte a été en partie donnée en septembre 2011 [^3], et que les données du rapport en font le « plus avancé au monde » sur la question. « L’attitude de l’agence a changé parce que les politiques ont pris leur responsabilité face à l’indécision des experts », corrige André Cicolella, qui remonte à 2010, quand les parlementaires prirent l’initiative d’interdire les biberons au BPA. « Il est plus difficile aujourd’hui à certains scientifiques de s’abriter derrière une sacro-sainte “prudence”, suspecte tant elle sert les intérêts de l’industrie. » Spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires, il relève que l’Anses n’a pas privilégié, « comme c’était le cas avant », les études issues de l’industrie, et qu’elle s’est enfin montrée perméable à des approches plus modernes de la toxicologie (effets des faibles doses, etc.). « Les scandales sanitaires successifs ont mis en lumière les conflits d’intérêts, comme on l’a vu avec le Mediator à l’Agence nationale de sécurité du médicament ^4. Ils ont poussé l’expertise officielle à faire le ménage en interne, relève Marie-Christine Blandin. Mais il faut maintenant aller plus loin, et protéger les femmes “en âge de procréer”et s’attaquer au verrou européen de l’Efsa. »

[^2]: Molécule capable d’agir sur le système hormonal humain.

[^3]: Conduisant à une loi, le 13 décembre, interdisant à partir de 2015 tout conditionnement alimentaire comportant du BPA.

Écologie
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