Le peuple, ce grand inconnu

Plusieurs philosophes tentent de définir cette notion souvent vidée de son sens.

Olivier Doubre  • 4 avril 2013 abonné·es

Définir « un peuple » est une question complexe. Les éditions La Fabrique ont convoqué, pour y répondre, une demi-douzaine d’éminents philosophes (plus un magnifique texte de 1983 sur le « langage populaire » de Pierre Bourdieu). Si, comme l’indique en préambule le directeur de la maison d’édition, Éric Hazan, les textes réunis forment un ensemble assez hétéroclite, ils « ont en commun de montrer ce que “ peuple” garde de solidement ancré du côté de l’émancipation ». Et viennent de belle façon répondre à « l’inquiétude » qui a été le moteur de ce projet, « celle de voir le mot “peuple” rejoindre sans espoir de retour le groupe des mots tels que république ou laïcité, dont le sens a évolué pour servir au maintien de l’ordre ». De ce point de vue, l’un des textes les plus incisifs est sans doute celui de Sadri Khiari, l’un des animateurs du Parti des indigènes de la République. L’auteur souligne combien « la notion de peuple, dans son acception moderne, s’est construite en lien étroit avec la production sociale des races par la colonisation ». D’où le fait que les minorités de l’immigration postcoloniale se sentent toujours déniées de leur appartenance effective au peuple français.

Or, la gauche, ** dans son écrasante majorité, n’a pas pris la mesure de cet état de fait, dont les signes sont pourtant fréquents. Comme lorsque les jeunes révoltés des banlieues fin   2005 déchiraient « devant les caméras de télévision leurs cartes d’identité françaises ». Il est donc grand temps pour elle d’engager « une véritable révolution culturelle » et de rompre avec « l’illusion de sa propre universalité », pour réaliser enfin une « alliance entre classes populaires blanches et classes populaires issues de l’immigration » … Si les autres textes diffèrent de cette approche centrée sur la question minoritaire, ils abordent cependant presque tous la notion de peuple comme résultant d’une histoire des rapports de forces. Que ce soit lors des guerres de libération nationale, quand le peuple lutte pour un État interdit de cité, ou, au contraire, dans une acception très marxiste, pour la disparition de l’État (Alain Badiou). Que ce soit dans un élan « performatif » (Judith Butler), comme sur la place Tahrir au Caire, où les corps réunis dans la rue se « constituent en peuple » face au pouvoir.

Quant à Jacques Rancière , il concentre son intervention sur ce que nous dit du peuple l’emploi du mot “populisme”, qui allie « la puissance brute du grand nombre » et l’ignorance attribuée à ce grand nombre. Quelle que soit l’approche envisagée par ces textes, ce volume vient ainsi rappeler que le peuple ne saurait être appréhendé comme un simple corps électoral, passif entre deux scrutins. N’en déplaise à certains !

Idées
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