Jaurès ou Schröder ?

Nos socialistes au gouvernement ne croient pas au combat social. Ils croient à la « prise de conscience » des grands patrons.

Denis Sieffert  • 30 mai 2013 abonné·es

Rien de tel parfois qu’un bon mot pour résumer la situation. Voyez celui-ci qui arrache, paraît-il, des sourires crispés à beaucoup d’électeurs de François Hollande : « Le Parti socialiste est formidable, il arrive à décevoir même ceux qui n’avaient aucune illusion… »  [^2]. Toute l’ambivalence de nos sentiments est là. Même ceux qui croyaient avoir tout vu et tout connu des rapports des socialistes avec le pouvoir sont saisis par le doute. Certains en viennent à s’interroger sur la pertinence de leur vote de mai 2012. Un an après, on en oublierait presque le climat de l’époque entretenu par une droite extrême qui, peu à peu, avait pris les commandes à l’Élysée, et répandait un discours de haine sur le thème de l’identité nationale. La présence de MM. Copé, Guaino et autres Hortefeux, aux avant-postes de la manifestation moyenâgeuse de dimanche, aura au moins eu le mérite de rafraîchir nos mémoires défaillantes.

En politique, tout est toujours relatif. Nous le savions déjà quand, au lendemain de la victoire du candidat socialiste, notre journal titrait un « Dépêchons-nous de rêver ! » qui nous préservait de trop d’illusions. À proprement parler, nous ne sommes donc pas déçus aujourd’hui par les choix économiques de MM. Hollande et Ayrault, mais étonnés tout de même par cette sorte d’impudeur avec laquelle ils tournent le dos à leurs engagements. Chaque semaine apporte son lot de revirements, et d’épreuves pour leurs électeurs. Après le traité européen, qui ne devait pas être ratifié mais qui l’a été, le Smic, qui n’a pas été augmenté, la réforme fiscale, qui a été oubliée, la réforme bancaire contournée, la taxe sur les transactions financières édulcorée, les licenciements boursiers confirmés, les promesses de François Hollande ressemblent de plus en plus à un long catalogue de ratages.

Et voilà maintenant que Pierre Moscovici annonce qu’il n’y aura pas de loi pour plafonner les salaires des patrons. Une fois de plus, on s’interroge sur la méthode. Au mois de janvier, Jean-Marc Ayrault n’avait-il pas dit vouloir s’inspirer de la Suisse – oui la Suisse ! – qui venait de décider par référendum de l’encadrement des rémunérations patronales ? Et au mois de mars encore, Najat Vallaud-Belkacem n’avait-elle pas promis une loi « avant l’été » ? Paroles en l’air, sans doute. Circulez, il n’y a plus rien à voir ! Et pourtant si, il y a à voir qu’en ces temps d’austérité, quarante patrons du CAC 40 gagnent 4,25 millions d’euros par an en moyenne, et que les boss de Publicis, de Renault ou de Dassault flirtent avec les dix millions… Mais le plus étonnant dans cette affaire est peut-être la justification de la reculade. Il faut faire confiance au « code de bonne conduite du Medef », a commenté Pierre Moscovici. Alors même que Proxinvest, l’agence d’analyse de la gouvernance d’entreprise, dénonce « l’opacité » du système de rémunération au sein des conseils d’administration et des assemblées d’actionnaires. Naïveté ? Connivence ? La réalité se situe sans doute à mi-chemin. La part de la naïveté n’est pas tout à fait à exclure. Sinon, pourquoi avoir pris le risque d’annoncer une loi, deux mois seulement avant ce nouveau revirement ? Au fond, c’est sans doute le menteur Cahuzac qui a dit la vérité de ce gouvernement. C’était à la fin d’un débat avec Jean-Luc Mélenchon : « Je ne crois pas à la lutte de classes », avait-il lancé, sûr de son effet. Là est bien le problème. Nos socialistes au gouvernement ne croient pas au combat social. Ils croient à la « prise de conscience » des grands patrons, aux remords des évadés fiscaux, aux scrupules de Carlos Ghosn, à la loyauté de M. Mittal, à la parole des dirigeants du Medef, et à l’entente cordiale avec la droite allemande. Comme si les plus rudes conflits d’intérêts pouvaient se résoudre grâce à une meilleure compréhension mutuelle. D’ailleurs, pendant que Pierre Moscovici battait en retraite sur les salaires des patrons, François Hollande développait sa profession de foi devant le congrès du SPD, à Leipzig. Et son esprit de conciliation faisait merveille. Ceux qui craignaient qu’il s’immisce de façon partisane dans la campagne électorale allemande ont été rassurés. Son discours ressemblait plutôt à un plaidoyer en faveur d’une grande coalition gauche-droite SPD-CDU. Rêve-t-il de quelque chose d’équivalent pour la France ?

En faisant, devant Angela Merkel, l’éloge de Gerhard Schröder, social-démocrate fossoyeur de l’État providence, il a en tout cas été plus clair que jamais sur ses intentions et sa philosophie. Après cela, que peut signifier la présence de Jean-Marc Ayrault à la célébration du centenaire du grand discours pacifiste que prononça Jean Jaurès, le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais ? On a la désagréable impression que le Premier ministre a présidé la cérémonie comme il aurait présidé un comice agricole. Sans un mot de politique. Tout juste a-t-il promis, à propos de la réforme des retraites, de ne pas faire « n’importe quoi ». C’est un peu court pour gagner le droit de se référer à Jaurès, et pour rassurer une gauche de plus en plus inquiète.

[^2]: Je me dois de citer mes sources : le mot m’a été rapporté par notre ami Gus Massiah.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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