Ken Loach : « En 45, le peuple imaginait un monde nouveau »

Dans l’Esprit de 45, Ken Loach raconte, au moyen d’images d’archives et de témoignages, la séquence de 1945 à 1951, quand le Parti travailliste, au lendemain de la guerre, a pris le pouvoir en Grande-Bretagne. L’occasion, pour le cinéaste britannique, de faire des allers-retours entre cette époque où s’inventait un idéal social et la période actuelle, marquée par un affaiblissement des luttes.

Christophe Kantcheff  • 9 mai 2013 abonné·es

L’entretien a eu lieu le mercredi 1er mai. Un bon jour pour rencontrer Ken Loach. La fête des travailleurs est aussi, d’une certaine manière, celle de son cinéma, tant la classe ouvrière, au sens large, en constitue l’âme et la justification. C’est le cas encore avec l’Esprit de 45, formidable documentaire sur un moment unique dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Après la Seconde Guerre mondiale, le peuple, dans un élan collectif inédit, a gagné la bataille contre la misère en envoyant les travaillistes au gouvernement, de 1945 à 1951. L’occasion de parler avec le cinéaste – qui s’est distingué récemment par ses propos ironiques sur les funérailles de Margaret Thatcher  – des allers-retours suggérés par son film entre la situation sociale et politique du passé et celle d’aujourd’hui.

Votre film résonne avec le petit livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, qui montrait la nécessité de revenir au programme du Comité national de la Résistance, en partie appliqué à la Libération en France, et proche de ce que les travaillistes ont mis en œuvre en Grande-Bretagne. En avez-vous conscience ?

Ken Loach : Ce n’était pas conscient quand j’ai fait le film, mais c’est vrai : il y a des échos entre son livre et mon film. Nous nous sommes rencontrés lorsque j’ai pris part à une campagne pour la Palestine. Stéphane Hessel m’a beaucoup impressionné, mais, en ce qui concerne l’Esprit de   45, l’intention était de capter un moment dans l’histoire dont on ne parle plus aujourd’hui.

Pourquoi une telle dissolution de la mémoire de cette période en Grande-Bretagne ?

Depuis Margaret Thatcher, les gouvernants n’ont cessé de valoriser l’intérêt privé aux dépens de l’intérêt public. Les réussites de Clement Attlee, qui a été le Premier ministre travailliste de 1945 à 1951, étaient bien plus importantes que celles de Churchill, sauf qu’on n’en parle pas.

Il s’agit donc d’un problème de mémoire, et d’enseignement de cette histoire…

C’est un choix politique de la part des élites. Ce travail de mémoire sur la période 1945-1951 n’intéresse aucun des partis politiques ni les grands médias. Les partis de droite, évidemment non, et le Parti travailliste non plus parce qu’il s’est transformé en parti néolibéral. Aujourd’hui, il n’est pas politiquement correct de parler de « bien public ». Je ne sais pas si cette période est enseignée à l’école, mais je constate qu’elle est très mal connue.

Pourquoi avoir fait ce film maintenant ?

On m’a demandé de faire un documentaire d’archives alors que je réfléchissais à ce sujet depuis quelques années. C’était l’occasion, mais c’était aussi le bon moment. Car la période que nous traversons ressemble à celle des années 1930. Avec la récession, le chômage de masse, la grande pauvreté, qui ne prend pas les mêmes formes qu’avant – par exemple, les gens sont obèses au lieu d’être maigres… En outre, chez nous, il n’y a pas beaucoup de luttes revendicatives. C’était également le cas dans les années 1930. C’est pourquoi il me semble nécessaire de montrer quels progrès ont été accomplis dans la période 1945-1951.

Pourquoi n’y a-t-il pas de luttes sociales en Angleterre ?

Je me pose aussi la question. Le Trades Union Congress [« Congrès des syndicats », NDLR), l’organisation fédératrice des syndicats britanniques, a voulu mettre sur pied l’an dernier une manifestation de contestation contre le gouvernement Cameron. Cela a pris un an. Un an pour organiser une manifestation dans Londres, un samedi ! Une femme pouvait tomber enceinte et avoir son enfant avant que cette marche existe ! Les syndicats anglais sont nuls.

Comment expliquez-vous cela ?

Il y a fondamentalement un problème politique, car ce sont des organisations sociales-démocrates. La plupart des syndicats pensent que l’employeur doit d’abord réaliser un profit avant de pouvoir défendre les emplois ou les salaires. Le deuxième problème, c’est que les syndicats sont alliés avec le Parti travailliste, qui prône le vote aux élections plutôt que la grève. Une autre difficulté est que Thatcher les a castrés. Enfin, il y a le problème des travailleurs sans-papiers sous-payés, qui ne peuvent s’organiser.

Les images d’archives que vous avez utilisées étaient-elles connues en Grande-Bretagne, diffusées par les chaînes de télévision ?

Non, pas du tout. Moi-même, j’ai été agréablement surpris de trouver des images de Churchill se faisant houspiller lors d’un meeting. Nous savions que Churchill n’était plus très populaire en 1945, mais trouver les images qui en apportaient la preuve était étonnant. Ces archives sont des reportages d’actualité pour la plupart, non des films de propagande. Elles montrent bien, je trouve, l’esprit, l’humeur et l’espoir qui marquent cette période. Elles témoignent aussi du changement mis en œuvre, du progrès social.

Beaucoup de témoins dans votre film sont de très vieux travailleurs qui ont une remarquable capacité d’analyse, aussi bien que des historiens ou des économistes…

Oui. Ce savoir est complètement dévalorisé. On ignore la richesse que représente l’expérience acquise par la classe ouvrière dans les luttes sociales. Nous cherchions des gens qui avaient plus de 85 ans. Et nous avons trouvé une trentaine de personnes qui auraient toutes pu apparaître dans le film, tant ce qu’elles avaient à dire était passionnant. Et encore, ce n’est que par nos contacts : nous n’avons pas passé d’annonce dans les journaux. Cette mémoire collective existe, mais nous sommes en train de la perdre. Recueillir cette parole était l’une des motivations les plus importantes de l’Esprit de 45.

Le film met en avant les succès des travaillistes, mais aborde aussi certains problèmes que ceux-ci n’ont pas su résoudre alors…

Oui. Par exemple, les propriétaires des mines ont été remplacés par une structure étatique. Mais la structure d’encadrement n’a pas changé. Les anciens chefs, toujours en place, ont continué comme avant, les conflits avec les ouvriers se sont perpétués. En réalité, le gouvernement travailliste n’a pas entièrement bouleversé l’économie, il a gardé une infrastructure dans laquelle les capitaux privés pourraient se développer.

Le film n’aborde pas la responsabilité des travaillistes dans les années 1970, qui n’ont pu empêcher l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher …

Je ne voulais pas m’écarter de 1945-1951, même si ces deux questions sont liées. Les travaillistes étaient incapables d’être aussi brutaux que les conservateurs. Ils ont essayé de faire en sorte que le capitalisme fonctionne correctement, mais, pour que celui-ci s’épanouisse, il faut être brutal avec les travailleurs. Cela leur était impossible puisqu’ils étaient liés aux syndicats. Le bien public nationalisé ne peut réellement survivre dans une situation où le capitalisme règne et où les entreprises publiques se retrouvent en compétition avec les sociétés privées. Voilà la contradiction fondamentale des sociaux-démocrates : avoir entretenu cette coexistence. C’est comme s’ils avaient mis un chat et une souris ensemble dans une cage, et qu’ils leur avaient dit : « Maintenant, vivez tous les deux en paix. » C’est impossible… C’est d’ailleurs une des raisons de la transformation du Parti travailliste en parti néolibéral : il a résolu cette contradiction, mais dans le mauvais sens.

Dans ces conditions, maintenant que le capitalisme est encore plus fort qu’en 1945, quelle pertinence y a-t-il à appeler au retour de l’esprit de cette époque ?

Il faut bien faire la distinction entre l’esprit de 1945 et les changements apportés dans la réalité par le gouvernement travailliste. Cet esprit était plus ample. Le peuple a imaginé alors un monde nouveau. Il s’agissait de faire en sorte que chacun ait un travail ; que chaque famille ait un logement ; que tous bénéficient d’un service de santé. Cet esprit-là se retrouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948. Les politiques, même s’ils ont accompli des choses importantes, n’ont pas su ou pu être à la hauteur. Je dirais que le peuple concevait le Concorde quand les politiques construisaient le moteur à vapeur…

Cet esprit de 45 est né de circonstances terribles et exceptionnelles : la guerre. Peut-on le retrouver aujourd’hui ?

Je ne sais pas, mais je l’espère. Les attaques contre les classes populaires sont tellement violentes aujourd’hui que cela peut servir de catalyseur.

Au cours des débats suscités par le film au moment de sa sortie en Grande-Bretagne, vous avez appelé à la création d’un nouveau parti à gauche du Parti travailliste. Pourquoi ?

J’ai tenu ce propos dans une interview. Cela a été repris sur Twitter, et des milliers de personnes ont signé cet appel, relayé par le site Left unity par exemple. Mais je ne peux être l’organisateur d’un nouveau parti. Par ailleurs, il risquerait d’être un petit parti de plus à gauche. Ils sont nombreux en Grande-Bretagne, et toutes ces organisations sont sectaires. Il faudrait au contraire un rassemblement de ces partis.

En Allemagne existe Die Linke, en France le Front de gauche. Il n’y a pas d’équivalent en Angleterre…

Non, hélas. Il y a eu beaucoup de tentatives, en vain. L’union, c’est aussi l’esprit de 45. Et ce qu’il y aurait à faire est très concret. Il y a aujourd’hui beaucoup de campagnes militantes pour la santé, les handicapés, les retraites, l’environnement… Il faudrait là aussi une convergence de ces forces elles-mêmes et un rapprochement avec les syndicats. Il faudrait s’opposer à tous les programmes d’austérité, à la privatisation de la sécurité sociale [National Health Service, NDLR] et définir un programme très ancré dans la réalité auquel tous ces groupes pourraient souscrire. Et pour que ce programme puisse être mis en œuvre, le mouvement social devrait s’imposer par des grèves. Mais des grèves créatives, imaginatives. Du beau travail militant !

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