Licencier plus pour gagner plus

Une proposition de loi des députés du Front de gauche, visant à interdire les licenciements boursiers et les suppressions d’emplois abusives, est examinée le 16 mai à l’Assemblée. En dépit des pratiques choquantes de nombreuses multinationales, elle n’a aucune chance d’être adoptée : les députés socialistes ont rejeté le texte.

Thierry Brun  • 16 mai 2013 abonné·es

Signe que le groupe pharmaceutique Sanofi se porte bien en période de crise financière et de mesures d’austérité, ses actionnaires se partageront cette année 3,6 milliards d’euros de dividendes. L’un d’eux, l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp), s’étonne que la rémunération des actionnaires « ait augmenté plus de deux fois plus rapidement que la rémunération des salariés ». Éric Loiselet, président du comité de suivi de la politique de placement de l’Erafp, ajoute que « le taux de distribution  [des dividendes] est anormalement élevé (74 % contre 55 % dans le secteur) par rapport aux autres entreprises du secteur et ne se justifie pas par un effet de rattrapage au regard des exercices précédents ». Éric Loiselet en déduit que, « dans le triangle actionnaires, salariés et investissement d’avenir, il apparaît clairement que la direction de l’entreprise privilégie les actionnaires ». Et ce choix pèse sur les salariés. Les dirigeants de Sanofi ont engagé en France un plan de restructuration qui prévoit d’ici à   2015 la suppression de 914 emplois. Trois syndicats – CFDT, CGT et SUD-Chimie – dénoncent cette « stratégie financière du groupe qui se traduit par 4 000 suppressions d’emplois en quatre ans », alors que celui-ci est l’un des premiers bénéficiaires du crédit d’impôt recherche (CIR) : il toucherait grâce à ce système 130 millions d’euros par an de l’État. « Sanofi est un cas d’école de suppressions d’emplois à visée boursière, explique Laurent Ziegelmeyer, représentant syndical CGT du site de Vitry-Alfortville. Il estime qu’un texte « légiférant sur ces suppressions d’emplois ainsi que sur les licenciements boursiers est indispensable ». De fait, pas une semaine ne se passe sans l’annonce de réductions d’activité, de fermetures de sites, de licenciements massifs « par des grands groupes (Air France, Valeo, Petroplus, Continental, Carrefour, Unilever, Arcelor, PSA, Sanofi, Renault, 3 Suisses, Goodyear) qui entraînent dans leur chute nombre de sous-traitants », souligne une proposition de loi des députés du Front de gauche.

Celle-ci a pour objectif d’interdire « les licenciements boursiers et les suppressions d’emplois abusives », une mesure qui va plus loin que l’engagement de François Hollande de « dissuader les licenciements boursiers » en renchérissant « le coût des licenciements collectifs pour les entreprises qui versent des dividendes ou rachètent leurs actions ». Examinée le 16 mai à l’Assemblée nationale, la proposition de loi n’a cependant aucune chance d’être adoptée : les députés socialistes ont rejeté le texte fin avril en commission des Affaires sociales, arguant qu’il encourait des risques d’inconstitutionnalité et devait être repris à la lumière de la loi sur la sécurisation de l’emploi. Les députés socialistes avaient pourtant dressé un constat comparable à celui des députés du Front de gauche dans une proposition de loi datée du 28 février 2012, « tendant à garantir la poursuite de l’activité des établissements viables notamment lorsqu’ils sont laissés à l’abandon par leur exploitant ». La papeterie d’Alizay, appartenant au groupe finlandais M-Real, l’aciérie de Gandrange et les hauts fourneaux de Florange (en Moselle) du groupe ArcelorMittal, l’entreprise PCT de Selles-sur-Cher, etc. « illustrent ces unités industrielles performantes et compétitives dont la survie est menacée en raison de la politique de certaines multinationales qui préfèrent fermer un site viable plutôt que d’accepter de le céder à un repreneur », écrivaient à l’époque les députés socialistes, dont François Hollande, Jean-Marc Ayrault et Arnaud Montebourg.

François Hollande, alors candidat à la présidentielle, avait déclaré à l’occasion d’une visite sur le site sidérurgique de Florange : « Quand une grande firme ne veut plus d’une unité de production et ne veut pas non plus la céder, nous lui en ferions obligation pour que les repreneurs viennent et puissent donner une activité supplémentaire. » Baptisée depuis « loi Florange », au grand dam des sidérurgistes du site en cours de fermeture, l’initiative parlementaire socialiste de   2012 est opportunément ressortie du placard sous la forme d’une proposition de loi sur la reprise de sites rentables, que Bruno Le Roux, président du groupe Socialiste, radical et citoyen (SRC) à l’Assemblée nationale, a déposée le 30 avril. Le texte envisage « l’obligation  [pour l’entreprise] d’examiner les procédures de reprise qui lui sont soumises, mais aussi l’obligation de céder ce site si l’une des offres proposées reçoit la validation du tribunal de commerce et un avis positif des instances représentatives du personnel ».

Insuffisant, estiment les responsables de Maintenant la gauche, courant représentant l’aile gauche du PS, qui exigent des « mesures efficaces pour lutter contre les licenciements boursiers. Aujourd’hui, le monde du travail et la justice elle-même manquent d’outils législatifs face à des multinationales qui réorganisent leurs unités de production, n’hésitant pas parfois à mettre des sites artificiellement en déficit ». Plusieurs initiatives législatives ont été prises dans ce sens depuis 2001 pour combler ce vide juridique, sans aboutir. Pour les députés du Front de gauche, il est nécessaire d’interdire « tout licenciement pour motif économique dépourvu de cause réelle et sérieuse dès lors que l’entreprise a constitué des réserves ou réalisé un résultat net ou un résultat d’exploitation dont le solde a été positif au cours des deux derniers exercices comptables ». Il s’agit de « faire face concrètement à l’avalanche des plans de licenciement, présentés sous couvert de recherche de compétitivité, mais sans justification économique réelle », souligne André Chassaigne, député communiste, rapporteur de la proposition de loi contre les licenciements boursiers (voir sa tribune page précédente). Ainsi, dans le secteur industriel, *« l’année 2012 a vu le nombre de fermetures de sites (266 enregistrées) augmenter de 40 % par rapport à 2011, et, depuis 2009, 1 087 fermetures ont été enregistrées pour seulement 703 ouvertures. La France compte donc 384 sites industriels de moins qu’il y a quatre ans ».

« Fort heureusement, la justice n’est pas totalement impuissante face à ces pratiques abusives »,* notent aussi les députés du Front de gauche, rappelant que les juges ont été amenés, à plusieurs reprises, à constater l’absence de difficultés économiques prévisibles et à requalifier le motif des licenciements, notamment dans les affaires LU, Aubade et Michelin. Mais, précisent les députés, « les juges n’ont fait que pallier l’insuffisance des dispositions législatives en matière de licenciement économique ». Or, ceux-ci ne pourront plus intervenir dans ce domaine : la loi sur la sécurisation de l’emploi, qui retranscrit dans le code du travail l’accord national interprofessionnel (ANI), contient une disposition interdisant, dans le cas de licenciements économiques litigieux, le recours devant un tribunal de grande instance. Plutôt qu’interdire les licenciements boursiers, François Hollande préfère défendre les reprises de sites rentables, soit un renoncement au droit du licenciement qui ne dit pas son nom. Le texte – une « aberration » pour le Medef – devrait être examiné par le Parlement d’ici à l’été, dit-on à l’Élysée. Mais il a toutes les chances d’être vidé de son contenu ou de retourner au placard.

Économie
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