Quatre mains en liberté

Jean Wiéner a contribué à introduire les musiques américaines en France dans les années 1920. Ses duos miraculeux avec Clément Doucet sont aujourd’hui réédités.

Denis Constant-Martin  • 2 mai 2013 abonné·es

Au cours d’un entretien qu’il m’avait accordé vers la fin des années 1970, Jean Wiéner racontait avec beaucoup d’émotion sa découverte des musiques américaines. Après la révélation de ragtimes rapportés des États-Unis par le pianiste Yves Nat, la rumeur de sonorités absolument nouvelles, incarnées dans la revue Laissez-les tomber par les danseurs Gaby Deslys et Harry Pilcer, l’avait conduit au Casino de Paris : « J’ai eu à ce moment-là une espèce de choc… Et immédiatement j’ai senti ce que Cocteau appelait une musique au rythme du cœur, une musique au rythme de la marche de l’homme. » Ce que découvre alors Wiéner, fin 1917-début 1918, n’est pas ce que nous appellerions aujourd’hui du jazz, c’est une création rythmée, inspirée des musiques afro-américaines et des airs de revues joués par des orchestres américains ou anglais. Il y a là, tout de même, de quoi fasciner une génération de jeunes artistes à la formation « classique », dont les oreilles ont été préparées à cette « catastrophe apprivoisée » (Jean Cocteau) par Claude Debussy et Éric Satie. Wiéner, à leur suite, composera une « Sonatine syncopée » en 1921, mais c’est d’abord par ses talents d’organisateur qu’il installera la musique américaine sur les scènes parisiennes.

Au Gaya, près de la Madeleine, Jean Wiéner commence à proposer des programmes éclectiques mêlant jazz et musique alors contemporaine, expérience qu’il continue au Bœuf sur le toit, rue Boissy-d’Anglas, puis avec ses « concerts-salades ». En 1924, il rencontre un pianiste belge, Clément Doucet, qui revenait des États-Unis, à qui il propose de jouer une version pour deux pianos de son « Concerto franco-américain ». Dans ses mémoires, Allegro appassionato, il se rappelle : « Dès la minute où nous posâmes nos quatre mains sur deux pianos, il se produisit une espèce de miracle : il y avait entre deux hommes, absolument différents l’un de l’autre, une harmonie, une intimité inexplicables. » Ce miracle durera de 1926 à 1939, le temps de 2 020 concerts partout dans le monde. Ce sont les enregistrements de ce duo exceptionnel que vient de rééditer EMI Classics, une musique qui part du jazz pour inventer autre chose. L’assise rythmique inébranlable vient des pianistes stride de Harlem ; le parfum harmonique, des compositeurs afro-américains de revues musicales ; le sens de la mélodie, des inventeurs de chansons de Tin Pan Alley. À partir de là, Wiéner et Doucet affirment leur langage en multipliant accents rythmiques, variations et contrepoints. Sous l’apparence d’une facilité déconcertante, leurs interprétations associent un travail d’élaboration savant et une grande spontanéité dans l’interprétation. Ces disques font entendre un univers où la clarté de l’articulation mélodique est mise en relief par les deux ou trois niveaux d’ornementation qui s’étagent au-dessus ou en dessous d’elle.

En concert, Wiéner et Doucet interprétaient aussi des pièces classiques, mais les disques ont conservé surtout cette musique rythmée, injustement dite « légère ». Le duo y faisait vivre avec une merveilleuse alacrité la conception que Jean Wiéner s’était formée du jazz et en laquelle il retrouvait Jean-Sébastien Bach : « Au fond, pour moi, la définition du jazz, en tout cas du premier jazz, c’est une liberté d’expression mélodique, une liberté totale… et cela sur un bâti en ciment armé. C’est cela qui m’avait émerveillé, cette souplesse de la parole en musique sur un truc qui ne bougeait pas. »

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