Une Palme d’or en happy end

Si le jury a su récompenser un grand film d’amour, audacieux, incandescent et libre, le reste du palmarès peut davantage se discuter.

Christophe Kantcheff  • 30 mai 2013 abonné·es

Steven Spielberg aime les happy end, et c’est exactement ce qu’il a accompli, avec son jury, en accordant la Palme d’or à la Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, concluant ainsi dans l’euphorie le 66e Festival de Cannes. Cette palme était désirée par tous ceux qui avaient vu le film. Le président du jury a aussi le sens du timing. Même s’il a déclaré que la politique n’avait joué aucun rôle dans cette décision, tout en précisant plus tard que le « message » était « important », il ne pouvait ignorer qu’au même moment, dans Paris, défilait ce que la France compte de plus moisi. Distinguer un film racontant un amour entre deux filles et réalisé par un Franco-Tunisien, le symbole était fort. Surtout, même si dans l’après-midi précédant la remise des prix traînait une rumeur selon laquelle il en pinçait pour le Passé, d’Asghar Farhadi, Steven Spielberg a su opter pour un grand film d’amour, audacieux, incandescent et libre (voir p. 29). En associant à la palme les deux comédiennes, il montrait aussi ce que le film doit à Adèle Exarchopoulos et à Léa Seydoux, à leur engagement, à leur talent et à leur intelligence.

Mais, à propos d’Abdellatif Kechiche, les esprits sont prompts à s’emballer. On est peut-être allé vite en besogne en tirant un signe d’égalité entre lui et Maurice Pialat. Bien sûr, certains points communs de mise en scène et le traitement sans pitié des comédiens peuvent les rapprocher. En ce qui concerne Kechiche, un communiqué du Spiac-CGT, syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma, rendu public le jour de la projection cannoise du film, a même dénoncé les exécrables conditions de travail sur le tournage. On peut aussi émettre des réserves sur son cinéma quant au regard qu’il porte sur certaines réalités sociales et politiques. Il n’empêche qu’avec cette palme l’autorité d’Abdellatif Kechiche sur le cinéma français se voit singulièrement confortée. Le reste du palmarès peut davantage se discuter. Totalement déplacés : les prix de la mise en scène pour Heli, d’Amat Escalante, avec ses plans ostentatoires, et, inversement, celui du scénario pour A Touch of Sin, de Jia Zhang-Ke. Ce film sur la violence en Chine (mais aussi bien ailleurs, partout où le néolibéralisme fait des ravages) atteste d’une inédite nervosité dans la mise en scène sans se départir pour autant d’une grande grâce. Constitué de quatre histoires de personnages humiliés ayant recours à la violence, en butte à la corruption et à la marchandisation, A Touch of Sin avait l’ampleur d’une Palme d’or. Lors de la cérémonie de remise des prix, le cinéaste chinois a déclaré : « Je pense qu’un film est le meilleur moyen pour moi de rechercher la liberté. »

Les prix d’interprétation sont étranges. Côté femmes, si le jury avait récompensé Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, la Vie d’Adèle n’aurait pu obtenir la palme. Choix cornélien. Bérénice Béjo, pas mauvaise dans le Passé, a été préférée à la grande Tilda Swinton, hypnotisante dans Only lovers left alive, de Jim Jarmusch. Chacun ses goûts… Le prix accordé à Bruce Dern, dans le paresseux Nebraska, d’Alexander Payne, est encore moins explicable, tant le couple Michael Douglas-Matt Damon du film de Steven Soderbergh, Ma Vie avec Liberace, réussit une partition difficile d’homosexuels à la fois extravertis, cruels et amoureux. Mais la récompense aurait été plus pertinente encore si elle était revenue à Oscar Isaac, qui interprète, chez les frères Coen, l’antihéros chanteur de folk d’ Inside Llewyn Davis, dont l’action se déroule au début des années 1960. Comédien, musicien et chanteur, il porte à lui seul la crédibilité d’un film qui, par ailleurs, est l’un des meilleurs des frères cinéastes. Le Grand Prix qui leur a été accordé est donc amplement mérité. Enfin, le Prix du jury a été assez logiquement décerné à Tel père tel fils, de Kore-Eda Hirokazu. Le film n’est pas sans charme et les personnages d’enfants, comme toujours chez ce cinéaste, sont dessinés avec beaucoup de justesse. Mais le film a aussi ses limites.

La compétition s’est avérée de bon niveau, avec toutefois quelques films inadaptés et une sélection française inégale –  Jeune et jolie, de François Ozon, n’avait rien à y faire, et Un château en Italie, de Valeria Bruni-Tedeschi, était sans doute un peu trop fragile pour tenir son rang. Les autres sections avaient peu à lui envier. Notamment, parmi celle que nous avons pu suivre, Un certain regard et l’Acid. Le prix Un certain regard est allé à l’Image manquante, de Rithy Panh, tandis que le prix de la mise en scène est revenu à l’Inconnu du lac, d’Alain Guiraudie. Le pendant masculin de la Vie d’Adèle, tout aussi lumineux et libre, tourné en décor unique : un lac de tous les désirs et de tous les dangers. Toujours dans Un certain regard, deux films ont présenté une vision crue de la situation des pays dont ils sont issus. Omar, d’Hany Abu-Assad (voir p. 29), film palestinien sur le sort de jeunes qui décident d’agir contre l’occupation israélienne. Et Les manuscrits ne brûlent pas, de l’Iranien Mohammad Rasoulof (l’auteur d’ Au revoir, présenté à Cannes en 2010). Le cinéaste, qui a été condamné en 2010 à six ans de prison (peine réduite en appel) et à vingt ans d’interdiction de tourner, en même temps que Jafar Panahi, fait preuve d’un impressionnant courage. Son film raconte sans détours les enlèvements et les meurtres commis par les services de la censure contre des écrivains. Le film est dénué de générique pour des raisons de sécurité. À l’heure actuelle, tous les comédiens et techniciens ayant participé au film se trouvent hors d’Iran.

Quant à la programmation de l’Acid, de très bonne qualité, elle a largement pris part au renouveau du cinéma français, avec la Bataille de Solférino (voir p. 28) de Justine Triet, et 2 automnes 3 hivers, de Sébastien Betbeder. Vincent Macaigne, qui en est l’acteur commun (également présent dans la Fille du 14 juillet, d’Antonin Peretjatko, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs), a reçu l’accueil médiatique à la mesure des promesses qu’il laisse entrevoir. Il lui reste, ainsi qu’à ses complices réalisateurs, à les confirmer.

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