Deux migrants portent plainte pour «non assistance» et ciblent l’armée française

Deux survivants d’un drame ayant causé la mort de 63 migrants en Méditerranée en 2011 ont porté plainte contre X, le 18 juin à Paris. Dans le viseur : l’armée française.

Lena Bjurström  • 20 juin 2013 abonné·es
Deux migrants portent plainte pour «non assistance» et ciblent l’armée française
© Photo : Espagne, Tarifa, le 13 novembre 2012 : Les services d'urgence espagnols et la Croix rouge ont intercepté un canot gonflable transportant 10 personnes d'origine subsaharienne au large des côtes espagnoles, près de Tarifa. MARCOS MORENO / AFP

Le 26 mars 2011, 72 migrants quittaient Tripoli et les ravages de la guerre en Libye dans une petite embarcation, à destination des côtes italiennes. En panne de carburant, ils ont dérivé pendant près de deux semaines, avant de s’échouer sur une plage libyenne. Bilan : 63 morts.

Deux survivants du drame ont porté plainte contre X, le 18 juin à Paris, pour non-assistance à personne en danger. Dans cette affaire, l’armée française est sérieusement mise en cause, l’Otan également.

Cette tragédie aurait en effet pu être évitée, selon la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH), la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), le Groupe d’information et de soutien des immigré(e)s (Gisti) et Migreurop, quatre associations françaises qui se sont jointes à la plainte contre X déposée par deux survivants. Car au cours de leur longue dérive, les migrants ont tour à tour croisé des navires de pêche et des bâtiments militaires, et pas un ne leur a porté secours.

A l’époque, intervention de l’OTAN en Libye oblige, la Méditerranée était une zone très fréquentée. La France n’est donc pas le seul pays concerné par cette affaire. Les forces militaires espagnoles, britanniques, italiennes, canadiennes et belges gravitaient également le long des côtes libyennes, et auraient pu secourir l’embarcation. La plainte a ainsi été déposée conjointement en France et en Espagne et devrait être suivie par d’autres actions judiciaires en Europe.

« Crime de guerre »

En avril 2012, quatre survivants avaient déjà déposé une plainte similaire devant le Tribunal de Paris. Mais elle a été classée sans suite par le parquet, suivant un avis du ministère de la Défense qui concluait à une absence de responsabilité pénale de l’armée française. « Déni de responsabilité », dénoncent les associations qui se sont cette fois-ci constituées parties civiles, afin de forcer l’ouverture d’une instruction et pousser un « cri d’alarme pour l’avenir » a déclaré Patrick Baudouin, président d’honneur de la FIDH, lors d’une conférence de presse le 18 juin.

« Cette affaire n’est que la partie émergée de l’iceberg , souligne le prêtre érythréen Mussie Zerai, fondateur d’une association d’aide aux migrants, On ne compte plus les tragédies similaires du fait du non-respect des lois internationales. En 2011, les forces de l’OTAN avaient un mandat précis : protéger les civils. Elles n’ont pourtant pas secouru les personnes en détresse à bord de ce bateau. » Pour Gonzalo Boye, avocat espagnol à l’initiative du dépôt de plainte en Espagne, il s’agit ni plus ni moins d’un « crime de guerre ».

« La plupart d’entre nous sont morts de faim et de soif. »

Abu Kurke, Ethiopien de 25 ans, est l’un des survivants. Ce 18 juin, il témoigne. En 2007, le jeune homme fuit son pays en 2007 pour des raisons politiques, et se réfugie au Soudan, puis en Libye où la situation le pousse à tenter de rejoindre l’Europe. Attrapé, il passe 8 mois en prison, avant de tenter sa chance à nouveau. Mais l’intermédiaire qu’il paye est à la solde des militaires libyens qui s’emparent de ses vivres et le larguent dans une embarcation, avec 71 autres personnes, la plupart d’origine subsaharienne. Sans eau, sans nourriture, les migrants sont expédiés vers l’Europe. Dès le deuxième jour, le carburant vient à manquer.

« Nous avons dérivé pendant deux semaines , raconte-t-il, Le deuxième jour, un hélicoptère nous a survolés. Nous lui avons demandé de l’aide, il nous a fait signe d’attendre et est parti. Un autre est venu nous larguer de l’eau et de la nourriture avant de s’en aller. Nous avons attendu une aide qui n’est pas venue, ni des hélicoptères ni des navires que nous avons croisés avec des hommes en uniforme. Au bout d’une semaine, il n’y avait plus d’eau et de biscuits. La plupart d’entre nous sont morts de faim et de soif, d’autres ont été emportés par les vagues. Au bout d’un moment, nous avons dû jeter les corps à la mer, à cause de l’odeur. »

Quand l’embarcation s’échoue sur une plage libyenne, 14 jours plus tard, seules onze personnes sont encore vivantes. Une femme meurt à l’arrivée, puis, un peu plus tard, un homme succombe à son tour, dans un centre de détention où ils sont tous immédiatement envoyés.

Aujourd’hui réfugié aux Pays-Bas, Abu Kurke explique qu’il fait toujours des cauchemars, et revit la dérive, inlassablement. Il souffre par ailleurs de problèmes auditifs, dus à sa trop longue exposition au soleil.

Photo prise par un avion de patrouille français (source Forensic Oceanography)

Selon un rapport du Forensic Oceanography, projet de recherche de l’université britannique Goldsmiths, l’embarcation aurait été survolée dès le premier jour par un avion de patrouille français qui aurait pris une photographie et signalé sa position aux garde-côtes italiens. Ceux-ci auraient ensuite relayé un appel de détresse des migrants vers l’ensemble des navires circulant dans la zone, un message retransmis toutes les quatre heures, pendant dix jours. Une enquête de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, publiée en avril 2012, conclut également que « les pays dont les navires dans les environs du bateau battaient pavillon ont manqué à leur obligation de sauver ces personnes. »

Vide juridique : l’immunité de l’Otan

Deux ans après la tragédie, Mussie Zerai reste choqué par l’inaction des armées présentes dans la zone mais aussi par « le silence des Etats concernés. » « Ils ont des photos, des documents, ils savent ce qui s’est passé mais aucun n’assume sa responsabilité. Il y a une véritable omerta sur cette affaire. » Pour Stéphane Maugendre, président du Gisti, « les Etats se renvoient la balle. »

En 2012, pour justifier l’absence de responsabilité pénale de l’armée française, le ministère de la Défense a avancé deux arguments : les navires n’étaient pas dans la zone et quand bien même s’y seraient-ils trouvés qu’ils ne seraient pas responsables, puisqu’ils étaient sous le commandement de l’Otan. Si le premier argument est remis en cause par le rapport du Forensic Oceanography, le second symbolise à lui seul la difficulté du travail judiciaire des associations.

« Il n’existe pas de loi, en France, prévoyant la compétence d’une juridiction nationale pour poursuivre une organisation internationale , explique Jeanne Warnet, avocate et membre du Groupe d’action judiciaire de la FIDH, Et il n’y a pas non plus de juridiction internationale compétente. L’Otan bénéficie donc d’une immunité de fait, que nous essayons de contourner en engageant la responsabilité des Etats. »

Si les actions en justice à l’échelle nationale n’aboutissent pas, les associations comptent bien saisir la Cour européenne des droits de l’Homme, instance certes lente, mais qui avait pu condamner le Royaume-Uni en 2011 pour des opérations en Irak. « S’il le faut, nous irons jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme. » prévient Stéphane Maugendre. Dernier recours, si les multiples plaintes déposées dans les pays européens sont laissées sans suites.

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