Les retraites au risque du marché

Les mesures envisagées dans la réforme préparée par le gouvernement favoriseront le développement des systèmes par capitalisation, à la grande satisfaction du Medef.

Thierry Brun  • 20 juin 2013 abonné·es

Le développement de la retraite par capitalisation – des placements en Bourse gérés par des fonds de pension – constitue la face cachée de la prochaine réforme. Mais le gouvernement de Jean-Marc Ayrault évitera d’aborder ce dossier sensible lors de la conférence sociale des 20 et 21 juin. D’ailleurs, dans sa lettre de mission à Yannick Moreau, qui a rendu le 14 juin son rapport sur l’avenir des retraites, le Premier ministre invitait celle-ci « à traiter de nombreux sujets », mais pas ceux « qui ne faisaient pas partie du cahier des charges, comme l’épargne retraite ». Cette chère épargne retraite considérée par le Medef, les banques, les assureurs privés et les fonds de pension comme un marché en devenir. De fait, les grandes et petites réformes engagées depuis vingt ans ont toutes suscité le développement de fonds d’épargne, en entreprise et pour les particuliers, sans régler pour autant les problèmes de financement du régime par répartition. La promesse faite par Jean-Marc Ayrault d’un retour à l’équilibre des régimes de retraite, s’inspirant des recommandations de la Commission européenne « concernant le programme national de réforme de la France pour 2013 », va sans doute accélérer ce mouvement. Même si les réformes successives ont déjà « considérablement dégradé la situation des retraités actuels et plus encore celle des retraités futurs », selon la CGT. Il s’agit là d’un « mouvement inéluctable de désengagement des assurances publiques du champ de la protection sociale », affirme la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) dans un rapport de 2012 sur l’épargne de long terme en France. Et ce mouvement « nécessite de développer une protection complémentaire par l’épargne contre les risques liés à la vieillesse », ajoute le lobby des assureurs privés. Autrement dit : sans capitalisation, point de salut pour les retraites !

Les filiales de groupes bancaires, d’assurances, de prévoyance et de mutuelles ont, depuis de nombreuses années, multiplié les campagnes de communication autour des produits d’épargne retraite et de fonds de pension professionnels afin d’orienter progressivement le financement des pensions vers les très lucratifs marchés financiers. « Pour les investisseurs, la réforme des retraites est très importante [^2] », a déclaré Ambroise Fayolle, ancien du FMI, et récemment nommé directeur général de l’Agence France Trésor (AFT), organisme en charge de la dette publique. Car, au fil des réformes, ces produits financiers, à destination d’une clientèle solvable, ne cessent de s’étoffer. Les gérants de fonds promeuvent les Perp (plan d’épargne retraite), Corem (produit mutualiste ouvert à tous), Préfon (destiné aux fonctionnaires), contrats dits « Madelin » pour les professions libérales, parmi la quinzaine de produits d’épargne retraite individuelle proposés à leurs clients, auxquels il faut ajouter les très nombreuses assurances vie. Des fonds de pension professionnels (Perco, Régime additionnel de la fonction publique, divers régimes spécifiques à des entreprises ou à des secteurs) ont aussi été mis en place dans les secteurs privé et public. Fin 2010, l’épargne retraite totalisait 160 milliards d’euros d’encours, indiquent les députés socialistes Karine Berger et Dominique Lefebvre dans leur rapport au Premier ministre sur l’épargne financière des ménages [^3]. Sans compter celle des contrats d’assurance vie spécifiquement dédiés à la retraite, une épargne qui représente 133,6 milliards d’euros d’encours à la fin 2010 sur un total de 1 338,5 milliards d’euros (10 %), selon une estimation de la Cour des comptes [^4].

L’objectif de pousser vers des fonds par capitalisation met cependant à mal la retraite par répartition, laquelle a versé 271 milliards d’euros aux pensionnés en 2011. L’ensemble de l’épargne financière est notamment encouragé par des allégements fiscaux très attractifs, avec pour effet d’accentuer le déficit du régime de retraite par répartition : les dernières analyses du Conseil d’orientation des retraites (COR) prévoient plus de 20 milliards d’euros de déficit à partir de 2020. Pour les seuls produits d’épargne retraite, le coût fiscal est de 2 milliards d’euros annuels. Et pour l’assurance vie destinée à la retraite, les avantages fiscaux coûtent 1,2 milliard aux régimes de retraite, selon les données du rapport Berger-Lefebvre. Des chiffres en augmentation constante, alors que la part de l’épargne retraite (11,4 milliards d’euros de cotisations) représente 4,7 %, selon le COR, du total des cotisations retraite collectées en France en 2010. Le Conseil note aussi qu’ « environ une personne d’âge actif sur deux déclare qu’il faut ajouter au système actuel un complément d’assurance ou d’épargne individuelle ».

La France accuse cependant un retard important sur le marché des retraites par capitalisation, martèlent les gestionnaires de fonds de pension, mis en concurrence avec l’adoption, en 2003, d’une directive créant un marché unique pour les fonds de pension professionnels. En France, la capitalisation assure moins de 5 % des ressources aux retraités contre plus de 15 % chez les voisins européens. L’Allemagne, elle, a mis en place un pilier de capitalisation individuelle appuyé par des allégements fiscaux et par la Commission européenne, laquelle pousse à une réorganisation des systèmes de retraite en trois « piliers ». Le premier est un régime de base, a minima, relevant de la protection sociale. Les plus importants sont les deuxième et troisième piliers, constitués respectivement des retraites professionnelles au sein des grandes entreprises, gérées par des fonds de pension (épargne retraite, salariale, assurances), et des retraites dites « supplémentaires », par capitalisation, optionnelles pour les particuliers. « Les fonds de pension professionnels ont un potentiel considérable : ils apportent une réponse aux problèmes posés par le vieillissement de la population et ils sont essentiels pour l’investissement de long terme et donc la croissance européenne »  en Europe, a récemment déclaré Michel Barnier, commissaire européen chargé du marché intérieur. La Commission doit ainsi présenter à l’automne une proposition de directive « pour améliorer la gouvernance et la supervision des fonds de pension professionnels à l’automne 2013 », une future réglementation destinée à booster ces produits financiers.

Le véritable objectif d’une nouvelle réforme des retraites est de rassurer Bruxelles et les marchés financiers, a indiqué Matignon, dès février, pour justifier son adoption d’ici à la fin de l’année. Mais, en limitant les pensions versées par le système par répartition, elle privilégie le développement de fonds qui présentent de gros risques. Après cinq années de crise financière, un grand nombre de fonds de pension sont fragilisés, voire exsangues pour les fonds anglo-saxons. Ils « augmentent la masse d’actifs financiers en recherche de rentabilité et contribuent donc à la financiarisation excessive, qui est une des causes de la crise », prévient l’économiste Henri Sterdyniak [^5]. « Les déficits annoncés des caisses de retraite n’ont rien à voir avec le vieillissement de la population, ils sont dus, pour des montants équivalents, à la crise, qui bloque l’activité, l’emploi et les cotisations sociales. Poursuivre les politiques d’austérité ne peut qu’aggraver la situation. Les injonctions de la Commission européenne pour accomplir des “réformes structurelles” sont mortifères », dénonce la Fondation Copernic, qui ajoute que le rapport Moreau « fait le silence complet sur le bond en avant des revenus du capital, qui plombe l’activité, l’investissement, l’emploi et la protection sociale ». Au bas mot, « le “surcoût” du capital pour la société se chiffre à 100 milliards d’euros de dividendes supplémentaires par an, en comparaison avec l’époque précédant l’ère néolibérale ». Largement de quoi financer les retraites et l’ensemble de la protection sociale.

[^2]: Dans les Échos du 14 juin.

[^3]: « Dynamiser l’épargne financière des ménages pour financer l’investissement et la compétitivité », avril 2013.

[^4]: « La politique en faveur de l’assurance-vie », rapport public thématique, janvier 2012.

[^5]: « Quelle réforme des retraites en 2013 ? », note n° 26 de l’Observatoire français des conjonctures économiques, 24 avril 2013.

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