« Dans un jardin je suis entré », d’Avi Mograbi : La mémoire d’une amitié

Dans un jardin je suis entré, d’Avi Mograbi, envisage avec mélancolie un « âge d’or » du Proche-Orient.

Christophe Kantcheff  • 11 juillet 2013
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Avi Mograbi a décidé de partager la vedette de son film non plus avec un adversaire, mais avec un ami. Jusqu’à maintenant, le cinéaste s’était mis en scène dans un face-à-face l’opposant à ceux de ses compatriotes israéliens dont il réprouve les actes et/ou la pensée. La colère autant que l’ironie dominaient Happy Birthday Mr   Mograbi  (1999) ou Pour un seul de mes deux yeux  (2005), pour ne citer qu’eux. La tonalité change avec Dans un jardin je suis entré. Le point de départ est le suivant : Avi Mograbi s’intéresse à l’histoire d’un cousin de son père, ayant longtemps vécu à Beyrouth et donc parlant arabe, qui a décidé, après 1948 et plusieurs allers-retours entre le Liban et Israël (montrant son refus des barrières nées de la création du nouvel État), de s’installer dans ce pays.

Avi Mograbi a demandé à son vieil ami palestinien vivant à Tel-Aviv, Ali Al-Azhari, traducteur en arabe de ses films, d’y participer. Mais filmer cet ami singulier, dont toute l’existence est liée au drame palestinien (il est né en 1948), plutôt que des adversaires « classiques » pose autant de questions de cinéma, sinon plus. Le film s’ouvre sur le contrat que les deux hommes passent ensemble. Ali se soucie de son « image » par rapport au conflit israélo-palestinien, surtout s’il venait à disparaître en cours de tournage. Mais le film s’inventant quasiment en même temps qu’il est tourné, le contrat va surtout s’écrire a posteriori et de façon très claire : Ali devient la vraie vedette de Dans un jardin je suis entré. Non seulement parce qu’il a une forte personnalité et un sens de la situation très aiguisé : d’où des talents d’acteur incontestables. Mais aussi parce que l’histoire de la famille d’Avi Mograbi, appartenant au passé, ouvre sur celle d’Ali Al-Azhari, inscrite dans le présent. En remontant le temps, Ali et Avi (ce dernier s’efforçant de parler arabe, langue qui lui semble devoir être celle du film) ressuscitent une période quasi utopique, où les communautés arabe et juive vivaient ensemble. Le cinéaste a ressorti de vieilles photographies de sa famille où son grand-père paraît, aux yeux d’Ali, « plus arabe » que lui-même. Tandis que celui-ci a retrouvé une page d’un calendrier de 1936 imprimé en Syrie, écrite en arabe et en hébreu (où est également mentionnée la date chrétienne). Malgré, précise Ali, « le conflit entre Arabes et sionistes en Palestine ». Il y a sur ce petit morceau de papier toute la « mosaïque culturelle, nationale et religieuse du Proche-Orient ». « Tout ça sans pays démocratique ni égalitaire », ajoute-t-il.

S’esquisse ici comme un âge d’or pluraliste qui imprime au film une touche mélancolique. Car aujourd’hui, les murs sont dressés, les frontières infranchissables. Ali ne peut sortir d’Israël où il se sent comme dans un « ghetto », lui qui a pourtant épousé une juive, « la meilleure thérapie », dit-il, « pour un enfant ayant grandi dans l’idée que les juifs sont le Mal ». Sa fille, Yasmine, qui parle aussi bien l’hébreu que l’arabe, témoigne du racisme anti-arabe dans son école à Tel-Aviv. Quant à Avi Mograbi, il raconte son nouvel amour impossible avec une femme de Beyrouth. Contribue également à ce sentiment mélancolique le beau récit épistolaire, fictionnel mais réaliste, qui traverse le film autant que la seconde moitié du XXe siècle, d’une femme juive vivant à Beyrouth, que son amant parti pour Israël a quittée, et qui plus tard sera amenée à s’exiler à Paris. La voix rauque de cette femme (Aysha Taybe) résonne sur des images de la capitale du Liban, filmée comme en super 8. Dans la dernière partie du film, Avi Mograbi emmène Ali et son frère sur les lieux de leur enfance, près de Nazareth. Ils ne reconnaissent rien. Là où Ali croit retrouver l’endroit où il est né, un panneau, bilingue, interdit l’entrée aux « étrangers », c’est-à-dire à ceux qui, comme lui, ont leurs racines ici. « Aimerais-tu renaître ? », demande-t-il au cinéaste. Dans cette question, il y a l’idée de pouvoir se déprendre de sa mémoire. Qui, parfois, ressemble à un fardeau.

**Dans un jardin je suis entré** , Avi Mograbi, 1 h 37.
Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes
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