Nils Andersson, un militant du livre

Durant la guerre d’Algérie, cet éditeur a contourné la censure française en publiant en Suisse les ouvrages interdits.

Olivier Doubre  • 25 juillet 2013 abonné·es

En 1951, à 18 ans, le jeune Nils Andersson, né en Suisse mais étudiant étranger à Lausanne car de père suédois et de mère française, remarque devant un kiosque une publication française, France Observateur. « Mon école a été celle-là », confie-t-il aujourd’hui sans hésiter. « J’y découvrais énormément de choses que ne permettait pas la lecture des journaux suisses. » Très vite, il demande au kiosquier de lui réserver cet hebdomadaire de la gauche non communiste dirigé par l’ancien résistant Claude Bourdet, qui le sensibilise en particulier aux problèmes du colonialisme, alors que fait rage la guerre d’Indochine. Une école qui influencera son engagement à la fois d’éditeur et de militant durant ce qu’on appelle alors les « événements d’Algérie ». Nils Andersson est un homme discret, en dépit de sa haute taille. Affable, modeste, d’une grande élégance. Rien ne laisse à penser qu’il fut un acteur de tout premier plan dans la dénonciation des exactions de l’armée française contre la population algérienne, au cours des terribles huit années d’une guerre restée longtemps « sans nom ».

Après quelques tentatives de revues littéraires ou poétiques, aidant son père dans ce qui fut son premier métier, décorateur d’intérieur, il ne renonce pas à ses velléités éditoriales et militantes, lui qui se dit alors « compagnon de route » du Parti ouvrier et populaire (POP), le PC vaudois. Sans doute à l’étroit dans la petite vie culturelle romande, mais échaudé par l’échec de ses revues, Nils Andersson décide de suivre l’idée de son ami Pierre Canova, futur éditeur d’art genevois : « Relayons et diffusons plutôt en Suisse des publications qui nous sont chères »  ! Sans capital ni garantie financière, il ose ce qui, précise-t-il avec un sourire, « serait tout juste impensable dans le monde de l’édition aujourd’hui ». Du haut de ses 24 ans, en 1957, à Paris, il frappe aux portes des éditeurs qu’il aime et qui ne sont pas distribués en Suisse. Et, à sa grande surprise, tous acceptent de lui envoyer leurs livres en dépôt. Premier coup de maître ! Il choisit un nom, La Cité diffuseur, et distribue bientôt en Suisse les titres de Pauvert, L’Arche et Minuit. Quelques mois plus tard, le jeune homme est de retour à Paris au moment où la Question, le premier grand livre à dénoncer la torture, écrit par le militant communiste Henri Alleg, récemment décédé (voir p. 46), supplicié par les paras de Bigeard et de Massu, vient d’être saisi. Trop tard, vu le retentissement dans l’opinion de ce premier témoignage d’une victime des exactions de l’armée française – 66 000 exemplaires écoulés en cinq semaines… Jérôme Lindon, le patron des Éditions de Minuit, nées durant la Résistance, lui demande s’il serait possible de rééditer le livre en Suisse pour contrer la mesure de saisie. Nils Andersson répond favorablement à Lindon, pour qui utiliser l’édition suisse francophone revêt un côté symbolique, en continuité avec le rôle que celle-ci joua pendant l’Occupation. La Cité diffuseur se double alors de La Cité éditeur, dont la première publication est le célèbre ouvrage d’Henri Alleg. Second coup de maître !

Recueil de témoignages sur les tortures, arrestations massives, opérations de ratissage et autres « corvées de bois » opérées par l’armée française en Algérie, mais aussi les déportations de populations dans les « camps de regroupements » où plus de 3 000 enfants meurent chaque semaine, faute de soins et de nourriture, ce livre fait le bilan de six années de « pacification ». Insoutenable mais essentiel, il est aujourd’hui réédité à l’identique par Les Petits Matins, augmenté d’une préface inédite où Nils Andersson retrace l’aventure de ses publications et réceptions mouvementées. Signé par Hafid Keramane, futur ambassadeur de l’Algérie indépendante et alors diplomate officieux du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à Bonn, il est bien le « livre noir de six années de guerre en Algérie ».
Dès lors, il publie plusieurs des ouvrages des Éditions de Minuit censurés en France : la Gangrène, le Déserteur (de Jean-Louis Hurst, alias Maurienne), les Disparus (par les avocats des militants du FLN, avec une postface de Pierre Vidal-Naquet)… L’activité militante se confond désormais pour le jeune éditeur avec ce métier nouveau qu’il découvre avec passion. Il confectionne même les colis de livres – de moins de cinq kilos, pour espérer échapper aux douanes françaises –, expédiés discrètement en France chez des camarades, dont certains salariés de la librairie de François Maspero, qui les met, plus ou moins discrètement, à disposition des lecteurs sur ses rayons. Avant que celui-ci ne devienne, lui aussi, un des principaux éditeurs français en faveur de la cause algérienne. Mais, à partir de 1960, Nils Andersson s’engage plus encore, la Suisse étant devenue un des lieux importants pour les réseaux d’aide au FLN, déserteurs et insoumis français qui refusent d’aller mener la « sale guerre ». Il publie alors la Pacification. Trois cents pages de témoignages des exactions de l’armée française depuis 1954 (voir ci-dessous). L’ouvrage constitue un saut qualitatif dans son engagement, puisque La Cité ne se contente plus de simplement rééditer les livres interdits en France…

Très proche du mouvement communiste international, mais antistalinien et de plus en plus tiers-mondiste, Nils Andersson connaît l’attirance de nombre de militants pour la Chine de Mao – qui vient de rompre avec l’URSS. Il apprend alors que les éditeurs et libraires proches des PC ont reçu la consigne de retirer toutes les publications chinoises. Nils Andersson renoue avec le réflexe qui avait motivé ses premières publications « algériennes » : refuser la censure et mettre à disposition des textes qu’on tente de faire disparaître. « On n’avait plus accès aux textes des Chinois, qui représentaient une grande part du bloc socialiste. J’ai décidé de les éditer, pour donner à connaître leurs positions. » Très surveillé déjà par les autorités suisses durant la guerre d’Algérie, Nils Andersson franchit là un pas sans retour, en plein regain de la guerre froide. Étranger en Suisse même s’il y est né, il en est expulsé début 1967, puisqu’un « étranger » ne doit pas faire de politique dans le pays qui « l’accueille »… Or, il est aussi interdit de séjour en France, depuis son arrestation à Lyon, en 1961, par la DST, en compagnie de Robert Davezies, un prêtre engagé aux côtés des Algériens. Fin 1967, connu pour sa proximité avec le maoïsme, sans emploi, il est contacté par les autorités albanaises, l’un des rares pays socialistes à avoir choisi la Chine contre l’URSS. Petit pays pauvre face au géant soviétique, l’Albanie lui offre de retravailler des traductions mal ficelées de textes en français, et de devenir l’une des voix – au léger accent vaudois – des émissions en français de Radio Tirana, qui seront très écoutées par les militants maos de l’Hexagone après Mai 68. Il reste quatre années à Tirana. « C’était d’abord par curiosité : je voulais voir ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas dans un pays socialiste. Et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, j’ai toujours eu une entière liberté de parole à la radio là-bas… » Rentré en Suède en 1972, Nils Andersson travaille à la diffusion du livre français. Ce n’est qu’en 1991 que la France acceptera qu’il retrouve le sol national, sans décision explicite de l’administration. Il vit aujourd’hui à Paris. À la fin des années 1990, la revue les Temps modernes lui demande un article sur le rôle de l’édition dans la résistance à la guerre d’Algérie [^2]. Toujours d’une grande modestie, Nils Andersson téléphone à Jérôme Lindon, qu’il juge bien plus légitime pour une telle publication. Lindon, débordé par ses activités quotidiennes, décline. Et répond à Nils Andersson : « Après tout, les éditeurs qui ont joué un rôle contre la guerre d’Algérie se comptent sur les doigts d’une main : vous êtes l’un de ces doigts »

[^2]: Nils Andersson, « La résistance à la guerre d’Algérie. Le rôle de l’édition », les Temps modernes, n°611-612, déc. 2000-fév. 2001.

Idées
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