Spartacus contre le maccarthysme

Kirk Douglas raconte les circonstances de la réalisation du film de Kubrick dans un livre passionnant et politique.

Christophe Kantcheff  • 25 juillet 2013
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«L es années 1950 ont été marquées par la peur et la paranoïa. L’ennemi d’alors était les communistes. Aujourd’hui, ce sont les terroristes. Les noms changent, mais la peur reste la même. Et elle est toujours exacerbée par les hommes politiques et exploitée par les médias. » Ces lignes ne sont pas celles d’un militant d’Occupy Wall Street, mais de Kirk Douglas. Elles sont extraites d’un livre, I am Spartacus !, que le célèbre acteur américain, toujours bien vivant à 96 ans, a publié l’an dernier aux États-Unis, aujourd’hui traduit en français, sur l’un de ses plus grands films. Réalisé par Stanley Kubrick, Spartacus est non seulement interprété mais fut voulu et produit par Kirk Douglas, qui raconte ici les aléas mouvementés de la réalisation. Ce qui frappe d’emblée avec ce livre, c’est qu’il est tout aussi politique que le film lui-même, dimension qui a été maintes fois soulignée même si l’intention première a été respectée : faire du soulèvement de l’esclave romain un grand spectacle. I am Spartacus ! s’ouvre sur un épisode qui a inauguré une période noire de l’histoire des États-Unis. Nous sommes le 28 octobre 1947, jour où la Commission des activités anti-américaines entend neuf scénaristes et un cinéaste sur leurs affiliations politiques. Soupçonnés d’être peu ou prou communistes, ceux qu’on surnommera les « Dix d’Hollywood » sont, dans le milieu du cinéma, les premiers persécutés du maccarthysme (même si, à cette époque, le sénateur qui a donné son nom à cette triste chasse aux sorcières n’en est pas encore la figure centrale).

Kirk Douglas évoque cette période avec force, où les petites et grandes lâchetés font florès. Après avoir rappelé qu’il est lui-même d’origine juive et russe – son vrai nom est Issur Danielovitch Demsky –, il écrit à propos de la « déclaration du Waldorf », qui inaugure la liste noire, signée notamment par les directeurs des grands studios d’Hollywood, comme Jack Warner ou Louis B. Mayer : « Six des Dix d’Hollywood étaient juifs. Je regrette d’avoir à le dire, mais la majorité de ceux qui ont publié la déclaration du Waldorf l’étaient aussi. Comment des juifs, eux-mêmes victimes de millénaires de persécution, et notamment de l’épisode de peur et de génocide le plus atroce que le monde ait connu – l’Holocauste en Europe – pouvaient-ils justifier de perpétuer le même climat de peur en Amérique ? » Si Kirk Douglas consacre de nombreuses pages à cette période, c’est parce qu’elle concerne Spartacus. Le film est pourtant tourné une dizaine d’années plus tard, à la fin des années 1950. Mais, précisément : si le maccarthysme prend « officiellement » fin en 1954, Hollywood « semble farouchement déterminée à se persécuter elle-même », écrit Douglas. Des vies professionnelles, et parfois même des vies tout court, vont continuer à être brisées. La liste noire perdure, et les pestiférés restent des pestiférés. Or, deux scénaristes faisant partie des Dix d’Hollywood, et ayant pour cela connu la prison, vont être impliqués dans la création du film. C’est d’abord Howard Fast, marxiste revendiqué, qui est aussi romancier. En 1951, au sortir de sa détention, il a achevé un gros manuscrit, l’Histoire de Spartacus, que personne ne veut publier et qu’il édite donc à compte d’auteur. Mais quand sont révélées les horreurs commises par Staline, en 1956, il rompt avec le parti communiste, ce qui lui vaut une réhabilitation. C’est, ensuite, Dalton Trumbo. Il n’a, quant à lui, jamais accepté de se déjuger. Scénariste talentueux et prodigue, il a continué à travailler sous pseudonymes, sans pouvoir apparaître au grand jour. D’où l’embarras d’Hollywood quand, à deux reprises, un Oscar lui est attribué. C’est avec Trumbo qu’ I am Spartacus ! se transforme en polar incroyable. Kirk Douglas lui a demandé d’adapter le livre de Fast. « Ses opinions politiques me sont bien égales », précise-t-il. Douglas va non seulement protéger jusqu’au bout son scénariste – alors que la pression se fait de plus en plus grande pour qu’il dévoile son identité. Mais en 1960, quand le film sort, il permet à Dalton Trumbo de retrouver son nom : celui-ci est crédité au générique.

Entre-temps, Kirk Douglas a raconté comment il a fondé sa société de production, s’est engagé sur l’immense projet qu’est Spartacus, et se trouve alors en concurrence avec un projet équivalent, The Gladiators. Bien entendu, I am Spartacus ! est bourré de mille anecdotes. Douglas les délivre avec gourmandise, surtout quand il raconte comment il a réussi à réunir son casting, qu’il voyait d’emblée prestigieux – Sir Laurence Olivier, Charles Laughton, George Sanders, Peter Ustinov, Tony Curtis et Jean Simmons – et la façon dont toutes ces personnalités, aux egos non atrophiés, se sont conduites sur le plateau : c’est par exemple l’humeur grincheuse et procédurière de Laughton ou l’esprit malin et inventif d’Ustinov. Les rapports entre Kirk Douglas et Stanley Kubrick, qui a remplacé Anthony Mann, déficient, sont également hauts en couleur. Le réalisateur de 30 ans à peine, qui a déjà tourné les Sentiers de la gloire avec Douglas comme acteur et producteur, est peu sympathique et tient à mettre en scène comme il l’entend, alors que le budget du film explose. Même s’il lui reconnaît un talent exceptionnel – c’est pourquoi il l’a engagé –, Kirk Douglas peut écrire à son propos qu’il n’est qu’un « gamin prétentieux du Bronx », ce que bien peu se permettraient, surtout a posteriori. C’est sans doute ce qui caractérise le plus ce comédien magnifique qui va triompher avec Spartacus et dont ce livre témoigne : sa liberté de pensée.

**I am Spartacus !** , Kirk Douglas, traduit de l’américain par Marie-Mathilde Burdeau, Capricci, 189 p., 19 euros.
Culture
Temps de lecture : 5 minutes
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