Un Watergate planétaire

Pour accomplir leur forfait, les États-Unis réquisitionnent des complices eux-mêmes surpuissants, tels qu’aucun concurrent ne peut en disposer.

Denis Sieffert  • 4 juillet 2013 abonné·es

Au fond, l’affaire Snowden ne devrait pas trop nous étonner. Ce gigantesque Watergate planétaire confirme la réalité d’un monde d’un cynisme achevé, dans lequel la guerre économique justifie tout. Un monde où on n’espionne plus ses ennemis, comme autrefois, mais ses amis. Ceux en tout cas dont on partage l’idéologie. Peut-être parce qu’il ne peut plus exister, dans cet univers, ni amis ni alliés. On fait donc écouter ses propres partenaires, avec qui on négocie des accords commerciaux « transatlantiques », et avec lesquels on échange sourires et bourrades familières dans les sommets internationaux. Cet espionnage méthodique des bâtiments de l’Union européenne, des ambassades, consulats et autres légations est finalement conforme au libéralisme ambiant. De nombreux experts blasés soulignent d’ailleurs que ces pratiques sont choses courantes, et que les Européens, eux-mêmes, ne seraient pas en reste. Tout ne serait au fond qu’une question d’échelle.

Pendant que ses concurrents jouent petit bras, l’hyperpuissance américaine donne sa pleine mesure. Mais, précisément, puisqu’on n’en est plus à parler « morale » ou « loyauté », la question de la concentration des moyens est loin d’être secondaire. Pour accomplir leur forfait, les États-Unis réquisitionnent des complices eux-mêmes surpuissants, tels qu’aucun concurrent ne peut en disposer. Selon Snowden, l’opérateur de téléphonie Verizon (près de cent milliards de dollars de chiffre d’affaires) a été contraint de livrer données et « métadonnées » à la National Security Agency (NSA), l’agence de renseignement états-unienne. Et ce sont tous les géants du Net, Facebook, Google, Microsoft, qui ont dû, pareillement, se soumettre de gré ou de force à une loi promulguée sous George W. Bush, officiellement à des fins de lutte antiterroriste.

Ce qui frappe ici, c’est la concentration orwellienne du pouvoir informatique. C’est l’omnipotence mondiale de firmes subordonnées au droit et au lobby politico-financier d’outre-Atlantique. Ce rapport de force, on le retrouve bien sûr dans les négociations. Avec l’affaire Snowden, le fameux « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement », qui vise à créer la plus vaste zone de libre-échange au monde, livre sa vérité. On en aperçoit mieux l’issue prévisible, au profit de transnationales sous influence économique états-unienne. Évidemment, il n’est pas illégitime de demander aujourd’hui la suspension de cette négociation ouverte le 17 juin. Mais sans illusions. Tout au plus pourrait-on espérer un geste de mauvaise humeur des dirigeants européens. Un report de quelques jours ou de quelques semaines. Car, sur le fond, nous savons l’Union européenne idéologiquement favorable à la création de cette zone. Si bien que l’on peut d’ailleurs se demander si « l’affaire » ne gêne pas plus M. Barroso et Mme Merkel que Barack Obama… Mais les Européens auraient une autre façon de manifester leur courroux : en accordant l’asile politique à Edward Snowden. Le sort de ce jeune homme est en effet devenu une affaire dans l’affaire. Accusé de trahison par les États-Unis, il n’a pas grand-chose à voir avec L’espion qui venait du froid, le célèbre personnage de John Le Carré – quand on mourait à Checkpoint Charlie. C’est un « geek », un fada d’informatique, un virtuose du petit clavier, l’un de ces self-made men que les Américains n’hésitent pas à propulser aux plus hautes responsabilités sans souci de diplôme ou d’itinéraire. Parfois jusqu’à l’imprudence. La preuve ! Voilà quelqu’un qui sait beaucoup de choses, alors qu’il n’a fait finalement qu’un passage éclair – un an, pas plus – au sein de la très secrète NSA. En lui confiant des informations de première importance, ses patrons n’imaginaient même pas que le jeune homme puisse encore avoir une conscience, et qu’il puisse se sortir des rets de leur système. C’est pourtant ce qu’il a fait, comme il l’a expliqué au Guardian  : « Je ne peux, en mon âme et conscience, a-t-il dit, laisser le gouvernement américain détruire la vie privée, la liberté d’Internet et les libertés essentielles pour les gens tout autour du monde avec ce système énorme de surveillance qu’il est en train de bâtir secrètement. »

En attendant, il est dans un sacré pétrin. Coincé dans un aéroport de Moscou, privé de passeport, enjeu d’un marchandage qui s’est ouvert lundi entre les chefs des services russes et américains, il est devenu un paria. Le voilà réduit dans les mains de Vladimir Poutine – un grand sentimental – à l’état de monnaie d’échange. Il serait désagréable, dans cette affaire, que le potentat du Kremlin puisse s’ériger en avocat de la liberté d’expression. Pour éviter que l’ancien chef du KGB ne se pare de vertus qu’il n’a pas, il n’y a qu’une solution : qu’une « grande démocratie », comme l’on dit, lui offre refuge. La France par exemple. Cela ne manquerait pas de panache. François Hollande devrait y songer. Ne serait-ce que pour sa cote de popularité. Elle en a grand besoin, dit-on.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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