« Tip Top », de Serge Bozon : « Ne pas faire un film de prestige »

Avec Tip Top, Serge Bozon signe un film à la fois burlesque et social, qui tranche avec les codes du cinéma d’auteur.

Christophe Kantcheff  • 11 septembre 2013 abonné·es

Serge Bozon a commencé en faisant de la critique, dans les années 1990, à la Lettre du cinéma, une revue aujourd’hui disparue dont la voix était singulière. Il en a gardé une capacité à prendre du recul par rapport à ses propres films et un goût pour un cinéma « modeste mais ambitieux », loin de toute hypertrophie de l’« Auteur », dont les devanciers sont Paul Vecchiali, Jean-Claude Biette, Jean-Claude Guiguet ou Marie-Claude Treilhou. Avec un phrasé à mille mots minutes, Serge Bozon parle avec précision de Tip Top, son troisième film, dont le burlesque furieux ne masque pas entièrement la tendresse.

Que vous inspire la référence à Jean-Pierre Mocky à propos de votre film ?

Serge Bozon : Il y a chez Mocky la même agressivité dans l’humour. Mocky a également un goût pour les acteurs qui peuvent aller loin dans le grotesque, ils sortent alors des frontières du bon goût et deviennent inquiétants. En revanche, la mise en scène est très différente. Tip Top est plus épuré, moins découpé, avec des plans frontaux. De même, il y a dans mon film de longs dialogues, qu’on ne retrouve pas chez Mocky : par exemple, quand Esther (Isabelle Huppert) procède à un interrogatoire, elle ne pose pas de questions concrètes mais se lance dans des monologues avec des mots abstraits. Les dialogues chez Mocky sont plus dans la verdeur et dans le tac-au-tac.

Un autre point commun, c’est le côté heurté, heurtant, cognant même…

Je n’avais pas d’idée théorique a priori. Je ne me suis pas dit : « Tiens, je vais casser l’image d’Isabelle Huppert », ou « je vais casser le ronron du cinéma français », ou « je vais casser les codes du polar »… Je suis parti d’un livre, Tip Top, de Bill James, que ma scénariste, Axelle Ropert, qui est également cinéaste [^2], m’a fait lire. J’en ai surtout aimé l’humour. C’est ensuite que je me suis rendu compte que j’allais faire un film avec pas mal de ruptures, voire de stridences. Ce que je souhaitais a priori, c’était faire un film moins littéraire que le précédent, la France. J’avais aussi envie d’explorer avec les acteurs des choses plus explosives. J’aime en tout cas déjouer l’idée que le cinéma d’auteur, en opposition au cinéma commercial, est un cinéma culturellement noble. C’est pourquoi je voulais un comique trivial et un polar qui se passe dans un commissariat situé dans une banlieue de province, avec des flics d’un certain âge.

Tip Top* est tourné vers le cinéma classique américain… **

Oui. Même dans le choix des acteurs, y compris pour les personnages dits secondaires. Par exemple, j’ai choisi l’acteur qui joue le commissaire Bontemps, Alain Naron, pour son physique anguleux, très « oiseau de proie » : il m’évoquait John Carradine dans les films de Jacques Tourneur, notamment. Il ne s’agit pas de faire une citation, mais cela crée une sorte de « bain » qui permet de dépasser le côté franco-français et de développer une rêverie, un exotisme un peu secret, qui fait sortir le film du ronron bœuf-carotte.

Alain Naron, comme d’autres comédiens du film, est un non-professionnel…

Oui. Si vous prenez une star comme Isabelle Huppert, il faut veiller à ne pas faire un film de prestige. C’est pourquoi j’ai voulu aussi des non-professionnels. Ainsi, on perd la notion de film-écrin pour deux ou trois acteurs qui ne parlent qu’à eux-mêmes. Plus concrètement, la manière dont une star fait son apparition dans un film a un véritable enjeu. Ici, la première scène d’Isabelle Huppert, qui joue un officier de la police des polices, la met en face d’un contrôleur général – un poste très haut placé de la police des polices – interprété par un non-professionnel (Mohamed Zahir), maghrébin, qui parle avec une diction particulière – il s’emporte parfois à la fin de ses phrases. Voilà comment, d’emblée, on évite le côté « écrin pour stars ».

Isabelle Huppert est-elle entrée facilement dans le film ?

Les premiers jours ont été difficiles. Sur le plateau, je lui donnais des indications très précises. Or, de son côté, elle aurait voulu proposer une scénographie à partir de laquelle j’aurais fait mon choix de mise en scène. Je n’étais pas d’accord. Isabelle s’est sentie contrainte, d’autant qu’elle trouvait que ce que je lui demandais n’était pas naturel. Il y a donc eu des tensions assez fortes au début. Et puis, au bout de trois ou quatre jours de tournage, celles-ci se sont envolées, Isabelle ne s’est plus opposée à ce que je lui demandais de faire.

Votre film correspond à un genre qui n’existe pas ou peu, qu’on pourrait nommer le burlesque social…

Je me suis dit à la fin du film : imagine que les personnages et les comédiens arabes soient remplacés par des Blancs. Non seulement le film aurait perdu sa dimension sociale, mais il aurait basculé dans l’exercice de style comique. Ce sont eux qui inscrivent le film dans la France d’aujourd’hui. Ils lui donnent sa contemporanéité.

Ce que montre Tip Top, c’est que la France est travaillée par les Arabes…

En effet. Je n’ai pas de discours très construit à développer en interview sur la question algérienne ou arabe. Mais je voulais en faire quelque chose dans un film. En France, on voit bien que, quels que soient les gouvernements, on est obsédé par les immigrés. Plus particulièrement par l’amalgame arabe-musulman-islamiste. J’ai voulu montrer cette obsession dans une comédie burlesque. Voir par exemple Isabelle Huppert parler arabe. Ou François Damiens lire un livre étrange intitulé : Sommes-nous sérieux dans notre pratique de l’islam ?, etc. Je voulais aussi que les acteurs arabes aient des rôles très différents : une grand-mère de HLM qui s’avérera méchante, un indic gentil, etc. On évitait ainsi les belles gueules avec tatouages forcément taulards (style Audiard) ou les grands-pères forcément dignes (style Kechiche avec la Graine et le Mulet ). Je souhaitais montrer des gens du quotidien avec des physiques ordinaires. Une sorte de banalité pour moi joyeuse à filmer.

Aurélien, le fils de l’Arabe qui a été tué, est le seul personnage, avec sa mère (Karole Rocher), qui n’est pas pris dans le burlesque. Or, on apprend qu’il est violent à l’école. Comme si vous évoquiez de cette manière cette génération à laquelle la société ne réserve aucune place et qui se révoltent…

C’est sur le tournage, en voyant ce jeune acteur (Youssef Tiberkanine), que j’ai eu envie de le filmer davantage. Il amène une inquiétude très naturelle et une certaine vérité. Mais, par ailleurs, j’ai voulu jouer sur ce cliché – ou pas – des jeunes prétendument violents. Il est certes dit qu’il est violent à l’école, mais l’acteur paraît très doux, timide. C’est une manière de ne pas figurer ce à quoi est censé ressembler un adolescent violent. Ainsi, c’est plus difficile à imaginer.

[^2]: Réalisatrice de Tirez la langue, Mademoiselle , voir Politis de la semaine dernière.

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