Toussaint ou l’émotion nue

Dans Nue, l’écrivain poursuit sa peinture d’une relation amoureuse tout en explorant les mystères de la création.

Christophe Kantcheff  • 5 septembre 2013
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Dans Faire l’amour (2002), qui ouvrait un cycle de quatre romans – ce que nous ignorions alors, nous, lecteurs, et peut-être tout autant Jean-Philippe Toussaint lui-même –, le narrateur donnait la raison de sa séparation d’avec Marie : « Le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable.  » Cette séparation douloureuse fut l’aiguillon de cette œuvre dans l’œuvre. Mais pas sa justification. Sur ce point, en disent davantage le surtitre qui, dans la page « Du même auteur », réunit désormais l’ensemble – « Marie Madeleine Marguerite de Montalte » – mais surtout le titre de l’avant-dernier opus, la Vérité sur Marie  [^2], et celui du roman qui clôt aujourd’hui le cycle, Nue. Il s’agissait d’approcher cette jeune femme séduisante et moderne, styliste à la peau claire, de s’approcher tout près d’elle, de la comprendre, et finalement, comme le narrateur, de l’aimer.

En tant que dernier mouvement de cette « ode à Marie » en quatre parties, Nue est une véritable coda. Il reprend des motifs déjà connus sous un angle différent, en développe de nouvelles variations, avec toujours ses états de conscience brumeux et ses morceaux de bravoure. Comme ces pages où, se retrouvant de nouveau sur l’île d’Elbe (cf. la Vérité sur Marie ), Marie et le narrateur sont à la recherche d’un enterrement alors que l’endroit est envahi par les odeurs suaves d’une chocolaterie dévastée par un incendie. Mais on y perçoit aussi une inflexion différente, une attention envers Marie que le narrateur n’avait jamais eue, ou alors fugacement, une attention d’une lucidité modérée ou d’une justesse cristalline, mais toujours profondément empathique. Il décrit par exemple ce qu’il appelle la « disposition océanique » de la jeune femme : « Marie avait ce don, cette capacité singulière, cette faculté miraculeuse, de parvenir, dans l’instant, à ne faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience. » Ce qui confère à ce roman une couleur particulière, où l’émotion est moins distanciée, moins tempérée par les pointes d’ironie. En vérité, elle s’offre, ici, nue comme jamais. L’humour n’a pourtant pas déserté l’auteur de la Salle de bain. Celui-ci se manifeste souvent sous forme de brefs commentaires, traits de métadiscours désinvoltes, placés entre parenthèses. Ou dans certaines situations, comme celle qui ouvre le livre, long chapitre narrativement indépendant du reste, qui raconte un défilé de nouveaux modèles confectionnés par Marie, avec pour clou du spectacle une robe de miel, portée par un mannequin suivi par un essaim d’abeilles.

Cette entrée en matière est emblématique de ce nouveau roman. Il reste fidèle à la marque de fabrique Toussaint. En l’occurrence, le doux burlesque tourne à la farce tragique, car un incident grave survient lors de ce défilé. Il est aussi l’occasion de découvrir un nouveau pan de la personnalité de Marie, qui, dans cette situation, feint d’avoir organisé l’imprévu. « La conclusion inattendue du défilé, dit le narrateur, lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » Cette phrase constitue plus qu’un indice pour saisir ce que recouvre aussi l’amour du narrateur pour Marie. La dévoiler et la comprendre, c’est pénétrer les mystères de la création. Non seulement parce que Marie, artiste elle-même, est partie prenante de ces mystères. Mais parce que le fait même de l’invoquer, de l’imaginer, de la concevoir – l’auteur et le narrateur ne faisant alors plus qu’un – relève du geste de création. Quelques pages de Nue, aux accents proustiens, en mettent au jour sans ambiguïté le processus. Marie est donc là bien davantage qu’une muse, mais l’objet métaphorisé, qui parfois se dérobe, poursuivi par tout écrivain : la littérature. On ne s’étonnera donc pas que ce superbe roman soit le fruit d’une relation finalement féconde entre Marie et le narrateur…

[^2]: La Vérité sur Marie , coll. « Double », 224 p., 7 euros.

**Nue** , Jean-Philippe Toussaint, 170 p., 14,50 euros.
Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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