Albert Camus à Aix-en-Provence : une exposition au rabais
Après les controverses liées à son organisation, l’expo présente l’œuvre du prix Nobel de littérature dans une sorte de « bande-annonce » …

L’exposition pour le centenaire de la naissance d’Albert Camus , prévue dès 2008 dans le cadre de la manifestation « Marseille-Provence 2013 », a finalement vu le jour à Aix. Au rabais. Après moult polémiques, et bien loin du projet initial, confié au départ à l’historien Benjamin Stora, spécialiste du Maghreb, et au documentariste Jean-Baptiste Péretié, brutalement « débarqués » au printemps 2012, semble-t-il, par l’édile d’Aix-en-Provence, Maryse Joissains-Masini[^2], figure locale du courant « Droite populaire » de l’UMP, connue pour ses déclarations avenantes en direction du Front national. Mais surtout très sensible aux voix des milieux dits « algérianistes », ou « nostalgériques » (sic), c’est-à-dire les plus virulents des rapatriés pieds-noirs. L’élue aixoise s’était dite favorable, en 2012, à la création d’une rue Bastien-Thiry (du nom du chef de commando de l’OAS qui tenta d’assassiner en août 1962 le général de Gaulle au Petit-Clamart), et à faire en 2010 citoyen d’honneur de sa ville le journaliste et chansonnier défenseur de l’Algérie française, Jean-Pax Méfret, ancien de Minute …
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Ces « opinions » de la maire d’Aix-en-Provence donnent à comprendre pourquoi, après avoir été « sollicité en 2008 par Bernard Latarjet, directeur de Marseille-Provence 2013 » , Benjamin Stora sentit assez vite « l’hostilité » de Maryse Joissains-Masini à son égard. À l’automne 2012, le projet semblait donc mort-né, à la suite du retrait de la participation de 400 000 euros du ministère de la Culture (Aurélie Filipetti ayant déclaré son désaccord avec l’orientation prise) puis de celui du philosophe Michel Onfray. Un temps pressenti pour succéder à Benjamin Stora, il jeta finalement l’éponge car, déclarait-il en septembre 2012 sur lemonde.fr, « la compagnie s’avère décidément trop nauséabonde » …
«Un très mauvais choix»
L’exposition qui s’est ouverte le samedi 5 octobre à la galerie Émile-Zola de la Cité du livre d’Aix-en-Provence a donc d’ores et déjà « fait couler beaucoup d’encre » , comme se plaît à le rappeler, sur un ton un brin revanchard, Maryse Joissains-Masini dans son « Avant-propos » au catalogue de la manifestation. « Loin des polémiques stériles et des guillotines en papier agitées par quelques idéologues en mal d’inspiration » , poursuit-elle ! Non sans justifier la tenue dans sa ville de cette seule exposition pour le centenaire de la naissance de l’écrivain par le fait que la bibliothèque Méjannes d’Aix est dépositaire du Fonds Albert-Camus. Or le choix de cette ville pose question. Interrogé à ce propos, José Lenzini, auteur de plusieurs livres sur Camus – et récemment du scénario d’une bande dessinée de Laurent Gnoni [^3] –, pointait sans hésitation ce « très mauvais choix » : « Il y a 36 000 communes en France, Aix était vraiment la dernière où cette exposition devait avoir lieu, avec un maire ouvertement “Algérie française” et où les rapatriés les plus extrémistes ont pignon sur rue ; il aurait fallu une ville moins bourgeoise et surtout plus cosmopolite, multiculturelle… »
«Une forme de bande-annonce sensorielle»
Mais, au-delà de ce contexte controversé, que voit-on dans ce « Albert Camus, citoyen du monde » ? Finalement assez peu de chose de Camus. En tout cas bien moins que n’en laisse présager le catalogue, bien conçu par quelques-uns des meilleurs spécialistes de l’œuvre. Quelque peu perdu dans le noir, le spectateur pénètre dans une sorte de « tunnel » , comme le désigne lui-même le scénographe de l’exposition, Yacine Aït Kaci. Aucune présentation générale n’est donnée à lire. Seule une chronologie figure dans le dépliant disponible à l’entrée. Le visiteur se déplace entre dix écrans lumineux et courbes où apparaissent – souvent trop rapidement pour les déchiffrer entièrement – des phrases camusiennes. Chaque écran délimite un espace dédié à l’un des dix thèmes retenus pour présenter l’œuvre et le parcours du romancier, de l’essayiste, du dramaturge, du journaliste… Dix thématiques qui font un Camus bien lisse : lieu, amitié, métier, jeu, langage, histoire, amour, royaume, pensée de midi, guerre. Remarquons d’ailleurs que le thème « guerre » regoupe aussi bien la guerre froide que… la guerre d’Algérie, bien peu présente, quand on sait la déchirure qu’elle fut pour Camus. Outre les écrans, dix petites vitrines présentent, pour chaque thème, quelques extraits de manuscrits, des dédicaces de la main de l’auteur sur une première page d’un volume, quelques photos, des coupures de presse ou des programmes de ses pièces de théâtre avec la distribution des spectacles, de Maria Casarès à Pierre Brasseur.
Cette pauvreté est à peine corrigée par des extraits de romans, d’articles ou de pièces – lus par Francis Huster – distillés par de petits hauts-parleurs au-dessus des écrans, que l’on peine à distinguer dans le brouhaha des visiteurs. Cette « bande-annonce » a donc privilégié l’image au texte, à l’œuvre et à l’écrivain. À ses engagements et leur complexité. À tel point que le philosophe Maurice Weyembergh, membre du comité scientifique lui aussi, s’excuse presque : « On s’est même battus pour avoir les vitrines, sinon il n’y aurait eu que les écrans… »
[^2]: In Camus brûlant , de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié (Stock, 128 p., 12,50 euros)
[^3]: Politis en a reproduit deux planches dans les pages consacrées à Camus du n° 1271.
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