François Terrasson, homme nature

Sept ans après la disparition de François Terrasson, un ouvrage analyse sa pensée écologiste iconoclaste.

Patrick Piro  • 17 octobre 2013 abonné·es

Il paraissait inconcevable à l’éditeur Jacques Hesse de se dérober à l’évidence : l’essai que Jean-Claude Génot consacre à François Terrasson ne devait pas être présenté ailleurs qu’au moulin de Rossigneux, dans la campagne des alentours de Saint-Bonnet-Tronçais, entre Cher et Allier. Ce samedi 28 septembre, une cinquantaine de fidèles – famille, cousins du Berry, universitaires, simples compagnons de pensée – avaient honoré le rendez-vous du moulin, la thébaïde de Terrasson, où celui-ci aimait se retirer pour écrire. Certaines des chroniques qu’il nous a livrées pendant une courte année et jusqu’à la veille de son décès, en 2006, y sont nées. En face de sa fenêtre trône une grange qu’il abandonnait délibérément à la vigne vierge : il aurait fait beau voir attraper un sécateur à son insu, l’homme était capable de colères violentes. Quelle nature Terrasson avait-il donc chevillée au corps ? Il aura dérouté bien des écolos. Certains qui l’avaient un peu trop rapidement cru dans leur camp eurent droit à leur volée de bois vert. Les partisans de la deep ecology  : Terrasson n’était pas du tout favorable à la sanctuarisation d’espaces naturels. Les aménageurs : l’homme fustigeait ces bonnes âmes qui harnachent la nature pour « la protéger ». Plus il y a de parcs, moins il y a de nature, affirmait-il : on ouvre des sentiers partout, favorisant le surpâturage touristique. Pas d’accointance non plus avec ces défenseurs de la nature trop souvent obnubilés par les espèces emblématiques. Terrasson, et pas seulement par provocation, glorifiait ronces et larves. Le loup ? « Qu’on lui tire dessus s’il s’approche ! » Car enfin, pour un sauvage, quelle déchéance ultime que de gagner gamelle de brebis à risque nul… Où classer Terrasson ? s’interroge Jean-Claude Génot « Entre un Charbonneau ruraliste et humaniste, et un Robert Hainard urbain et sacralisant. » Non pas radical, mais « penseur radical de la nature ».

Gamin coureur de sous-bois et de prés, François Terrasson emprunte également les chemins creux pour un tracé professionnel sinueux. Instituteur puis arpenteur des bancs de l’université (sciences de la vie, ethnologie, géologie…), « il touche enfin au graal », commente Jean-Claude Génot, quand il entre au Muséum national d’histoire naturelle, service de protection de la nature. « J’ai vu naître sa pensée, dans les années 1970, avec son âpre combat pour la défense du bocage », témoigne Roland de Miller, documentaliste au Muséum. Terrasson voit dans ces réseaux de haies ensauvagées et de petites parcelles exploitées un modèle de convivialité entre le paysan et la nature. « Il était en quête de symbiose », relève le géographe Alain Bué, compagnon de nombreuses virées à l’étranger. Terrasson invente le « système des directions aléatoires », furetage de terrain scientifique et intuitif, avec son ami biologiste et mathématicien Marc Salomon. « Il ne prenait aucune note afin de rester concentré sur l’observation, puis reconstituait tout dans le train, au retour. Il était doté d’une mémoire anormale. »

Mais ce qui renversera Jean-Claude Génot, alors jeune écologue et aujourd’hui chargé de gestion forestière au parc naturel régional des Vosges du Nord, c’est la lecture de la Peur de la nature, ouvrage clé de Terrasson [^2] – qui n’en écrira que trois autres. Aux frontières de la psychanalyse et de la sociologie, il y explique que l’homme détruit ou enclot la nature parce qu’il a une trouille viscérale de sa propre part de sauvage et d’indompté, dont toute nature livrée à elle-même lui renvoie l’image dérangeante. François Terrasson valorisait l’émotion – de l’extase esthétique à la répulsion devant le grouillant, le sombre, l’humide, le visqueux – comme une cure contre la perte de nature qui guette au fond de nous. Il organisait des abandons nocturnes où des volontaires, laissés en pleine forêt toute une nuit noire, se confrontaient à leurs palpitations pour tenter d’en comprendre les ressorts inconscients. « Penseur quelque peu chamane », « perle rare comme notre société n’en engendre qu’exceptionnellement », écrit Génot de Terrasson. Et celui-ci reste une énigme pour Jacques Vigneron, qui enseigne l’environnement à l’université Paris-VII : « Conférencier hors pair, il n’a jamais fait école. Sa grande rigueur intellectuelle n’aura pas connu la valorisation qu’elle méritait. C’est un peu le résultat de notre inconscience, mais aussi de sa méfiance atavique envers les institutions. » Terrasson ne revendiquait que le statut de résistant intellectuel, écrivait court et dispersé. « Il était convaincu de n’avoir pas à devenir maître », rapporte Marc Salomon. Un avis que ne partageaient pas ceux qui ont eu la chance de le découvrir. L’ouvrage de Jean-Claude Génot est d’autant plus méritoire que Terrasson n’aura rien fait pour faciliter la tâche de candidats exégètes. L’écologue a patiemment rassemblé des bribes pour ce qui constitue une première tentative d’organisation de cette pensée foisonnante. Il aura aussi fallu la conviction d’un éditeur de livres « à diffusion lente », que ne pouvait laisser indifférent le péril qui guette une telle mémoire.

[^2]: Éd. Sang de la Terre, 1988.

Idées
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