Le râleur et le citoyen

Dans le libéralisme le plus sauvage, nous n’aurons plus de chômage mais des enfants vendront des cigarettes à l’unité dans les embouteillages.

Denis Sieffert  • 3 octobre 2013 abonné·es

A près le bijoutier de Nice, le bricoleur du dimanche. À quelques jours d’intervalle, une certaine France a fièrement exhibé ses nouveaux héros. Le rapprochement peut paraître audacieux – le second, dieu merci, n’a tué personne –, mais les deux ont en commun d’avoir mobilisé pour leur cause ce qu’on appelle avec un brin de condescendance la « France profonde ». Entendons-nous bien : la « France profonde », ce n’est pas « les autres ». C’est aussi vous et moi. Nous sommes tous capables de vouer les délinquants aux gémonies, d’être exaspérés par les incivilités, par une grève des transports ou la porte close d’un magasin. Nous sommes tous, à nos heures, des justiciers et des râleurs, et parfois – péché véniel – des sélectionneurs de l’équipe de France de football.

La question est de savoir si nous ne sommes que cela, ou si nous pouvons encore surmonter nos frustrations de la vie quotidienne et dominer nos passions pour réfléchir comme partie d’un tout qui s’appelle une société. Hélas, dans le cas de nos deux héros, des personnalités politiques et des idéologues mercantiles ont usé de tous les moyens pour mobiliser non le citoyen mais le râleur. Non la Justice mais le justicier. Et c’est devenu, semble-t-il, un signe des temps. Des députés et des ex-ministres en tête des manifestations niçoises, des patrons et des lobbyistes admirateurs des Tea Party américains sollicitent la plus mauvaise part de chacun d’entre nous. Certains dirigeants sont plus prompts à payer leurs salariés pour qu’ils signent ou fassent signer des pétitions que pour récompenser leur travail [^2]. L’affaire de la fermeture des magasins le dimanche est à cet égard significative. Le lobbying argumenté ne suffit plus. Il faut embrigader une partie de l’opinion. La manipuler aussi. Patrons, médias, politiques de droite, et parfois de gauche, conjuguent leurs efforts pour nous raconter une belle histoire. Ah ! Tout irait bien si les syndicats et les juges n’étaient pas des empêcheurs de tourner en rond : les bricoleurs pourraient continuer de faire leurs emplettes 7 jours sur 7, les étudiants de se faire de l’argent de poche en remplaçant les salariés non volontaires, et les salariés volontaires d’augmenter leurs revenus grâce aux heures supplémentaires. Et tout le monde serait content. Malheureusement, il y a fort à parier que la réalité serait moins idyllique.

Que se passerait-il si ce verrou sautait ? Les concurrents qui ne le veulent pas ou ne le peuvent pas seraient contraints de se mettre au diapason, ou condamnés à disparaître. Les salariés qui ne le veulent pas devraient obtempérer une fois qu’ils n’auraient plus la protection de la loi. De gré ou de force, ils remplaceraient bientôt les étudiants, renvoyés à leurs études. Après quoi, d’autres grandes enseignes appartenant à d’autres secteurs d’activité s’engouffreraient dans la brèche. Et le rapport de force étant ce qu’il est, rien n’empêcherait par exemple que l’on travaille un peu plus la nuit et pour un peu moins cher. Car l’enjeu, c’est évidemment la déréglementation de notre société. La question qui se pose est celle des limites. Où doit-on les situer ? On sait que les enseignes d’ameublement peuvent ouvrir le dimanche depuis la loi de 2008. Ce n’est pas notre propos ici de démêler les incohérences juridiques – pourquoi Ikea (ameublement) et pas Castorama (bricolage) ? –, mais de dénoncer les nouvelles conditions étranges et inquiétantes du débat politique où dominent clientélisme et démagogie. Le « râleur » est dans cette bataille – et malgré le respect que je lui dois – ce qu’on appelle un idiot utile. Il est le fantassin d’une armée dont il ne connaît ni les vrais objectifs ni les chefs. Et il est, ces temps-ci, la vedette d’un genre journalistique très en vogue : le micro-trottoir. On lui demande, à lui qui ne travaille pas le dimanche, de dire tout le mal qu’il pense de ces salariés qui ne veulent pas travailler le dimanche. Et il ne s’en prive pas.

Après tout, il n’est pas impossible que, dans les prochaines années, notre société bascule dans le libéralisme le plus sauvage. Nous n’aurons plus de chômage mais des enfants vendront des cigarettes à l’unité dans les embouteillages. Il n’est donc pas inutile de savoir où nous allons. En connaissance de cause, il y a une petite chance pour que le râleur redevienne citoyen. Ça ne sera pas grâce à tous ceux qui avancent masqués sans définir leur projet. Et ce ne sera pas grâce aux démagogues. Ceux-là se sont d’ailleurs trouvé un autre sujet de prédilection : les Roms. À cet égard, les dernières déclarations de Manuel Valls relèvent de la même logique régressive. Certes les problèmes existent, et d’abord pour les Roms eux-mêmes, mais aussi pour ceux qui habitent près de leurs campements, comme à proximité de tout bidonville. Mais à qui fera-t-on croire que c’est le problème majeur d’une société qui compte cinq millions de chômeurs ? Et comment comprendre qu’un ministre de gauche stigmatise toute une population considérée uniformément ? Cela aussi, c’est « mobiliser » la France profonde, pour une bien mauvaise cause.

[^2]: Voir sur Politis.fr l’article de Thierry Brun « Travail du dimanche : anatomie d’un lobbying ».

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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