Quand la Villeneuve crève l’écran

Un reportage empreint de sensationnel sur le quartier grenoblois suscite la colère de ses élus et de ses habitants.

Jean-Claude Renard  • 1 octobre 2013
Partager :
Quand la Villeneuve crève l’écran
© Photo : JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Un quartier au sud de Grenoble, bâti en 1973. Des barres d’immeubles, des kilomètres de béton. 14 000 habitants y vivent. A ses débuts, « c’est une cité modèle ; aujourd’hui, elle est synonyme de ghetto » , dit d’emblée la journaliste, Amandine Chambelland, embarquée durant « plusieurs semaines » dans cette véritable « enclave » , où « 125 voitures ont été brûlées l’an passé » . Une cité aux allures de « forteresse qui rendent difficile l’intervention de la police » .

Et d’enchaîner sur des scènes de caillassage, sur le trafic de stupéfiants et des armes, sur des familles recluses, des résidents qui ont peur, des visages floutés, des habitants qui refusent de témoigner. On y voit même un jeune homme cagoulé essayer son arme de guerre devant la caméra. Un reportage anxiogène digne de M6. Et pourtant diffusé sur le service public, dans « Envoyé spécial », sur France 2, ce jeudi 26 septembre.

Des années d’efforts

La réaction des habitants, n’a pas traîné, en lançant une pétition, adressée à France Télévisions :

« Nous sommes en colère, car ce reportage ne montre qu’une face de notre quartier. En colère car il cède à la facilité et au sensationnel. Il est tendancieux, ce qui est indigne de notre service public de l’audio visuel. Ce reportage ruine des années d’efforts déployés des habitants, des professionnels et des élus de notre quartier. C’est inadmissible. Nous exigeons que soit organisé par France 2 un droit de réponse pour exprimer notre dépit et rétablir la vérité. Nous demandons qu’un nouveau reportage conforme à la réalité soit diffusé à une heure de grande écoute, dans le cadre d’une nouvelle émission d’Envoyé Spécial. »

Le collège Lucie Aubrac bordé par 14 hectares de parc, au coeur du quartier de la Villeneuve. - JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Même réaction d’indignation à la mairie de Grenoble, exprimée également à travers une pétition adressée au patron de France Télévisions, dénonçant un reportage porté par le « sensationnalisme, au détriment d’un véritable travail journalistique, stigmatisant ainsi un quartier pourtant dynamique, citoyen et engagé pour ses habitants. Nous refusons ce traitement médiatique dégradant, et demandons des explications au PDG de la chaîne » .

Recherche incessante d’armes visibles à l’écran

Et de poursuivre sur les méthodes employées : « Nous étions nombreux à redouter une nouvelle présentation stigmatisante de la Villeneuve, et les contacts que la journaliste a noués lors de son court passage à Grenoble avaient accru cette crainte. Tout le quartier a évoqué alors sa recherche incessante d’armes visibles à l’écran. Chaque personne interviewée a eu le sentiment, malgré ses dénégations, que seuls le sensationnel et le négatif l’intéressaient, ainsi que le misérabilisme anxiogène […]. Si la journaliste s’est heurtée à autant de méfiance de la part des habitants, c’est que, loin d’une omerta trop facilement évoquée, ceux-ci ont refusé d’endosser les rôles caricaturaux qui leur étaient destinés. […] Tout est cynisme et provocation dans ce reportage. « Enfant soldat », « terrain de guerre »… les mots utilisés vont de pair avec des méthodes peu glorieuses qui conduisent un jeune cagoulé à essayer son arme pour la caméra en pleine nuit au milieu du quartier… Laisser affirmer un jeune qu’il n’a jamais été au ski alors que tous les écoliers de la Villeneuve y sont initiés pendant leur scolarité, affirmer à tort et sans avoir vérifié l’information qu’une « quarantaine de familles roms seraient hébergées dans le quartier » en excitant les tensions, est la marque d’une incurie professionnelle mais surtout d’une irresponsabilité accablante de la part du service public de l’audiovisuel. »

Silence

Aujourd’hui, contactée par Politis , Amandine Chambelland se dit « triste et surprise de l’ampleur que cela prend » , tandis que sa société de production, Ligne de mire, y voit « une manipulation politique à l’approche des municipales » .

De leur côté, rédactrices en chef d’« Envoyé spécial », Françoise Joly et Guilaine Chenu, répondant au Dauphiné Libéré , estiment que «  la télévision a aussi cet effet miroir qui renvoie parfois des images qui ne plaisent pas. Oui nous parlons de choses qui vont mal, c’est notre métier et il vaut mieux parler de tout, y compris de choses qui vont mal. La violence interpelle tout un chacun, c’est l’affaire de tous. Le silence est le pire ennemi de la démocratie » .  

Pour sortir du « silence » , fallait-il cependant spectaculariser le reportage, sans, curieusement, cadrer ni les associations du quartier, ni les fêtes multiculturelles qui s’y tiennent régulièrement, ni les équipements scolaires ou les centres de santé ?

Société
Temps de lecture : 4 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

« Terrains de sport, terrains de luttes » : le nouveau hors-série de Politis
Éditorial 25 avril 2024

« Terrains de sport, terrains de luttes » : le nouveau hors-série de Politis

Politis publie ce jeudi 25 mars un hors-série consacré au sport, à l’approche des très controversés Jeux olympiques et paralympiques de Paris, avec 50 pages réparties en quatre grands thèmes : « Sport et politique », « Sport et société », « Jeux olympiques » et « Sport et luttes ». À retrouver en ligne, sur notre boutique et en kiosque.
Par Pierre Jacquemain
Amnesty International alerte sur les dangers de l’intelligence artificielle
Libertés 24 avril 2024 abonné·es

Amnesty International alerte sur les dangers de l’intelligence artificielle

Ce mercredi 24 avril, l’ONG publie son rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde. Un volet important est accordé cette année aux technologies de l’IA et à leurs impacts.
Par Tristan Dereuddre
« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »
Sociologie 19 avril 2024 abonné·es

« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »

Ulysse Rabaté, chercheur en science politique de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, retrace dans son ouvrage Streetologie la culture de vie des quartiers populaires comme moteur à pratiques politiques.
Par Léa Lebastard
­À la Maison des métallos, des mineurs isolés se mobilisent pour leurs droits
Luttes 18 avril 2024 abonné·es

­À la Maison des métallos, des mineurs isolés se mobilisent pour leurs droits

Depuis le 6 avril, des mineurs isolés du collectif des jeunes du parc de Belleville ont décidé d’occuper ce lieu parisien symbolique des luttes sociales, pour dénoncer leur situation, davantage fragilisée par l’arrivée des Jeux olympiques.
Par Léa Lebastard