L’Afrique, pour le meilleur et pour le pire

En Centrafrique, la France est ce qu’on appelle un pompier-pyromane. Mais ce n’est pas dans sa fonction de pompier qu’il faut la blâmer.

Denis Sieffert  • 12 décembre 2013 abonné·es

Nos regards se sont beaucoup tournés, ces jours-ci, vers l’Afrique, ce qui n’est pas si fréquent. Alors que l’hommage à Nelson Mandela semblait s’imposer à tous les dirigeants occidentaux comme un exercice obligé de vertu, on nous montrait à la télévision des images de cadavres jonchant les rues de Bangui, et l’arrivée dans la capitale centrafricaine de ce qu’on nomme, dans la littérature militaire, notre « corps expéditionnaire ». L’Afrique pour le meilleur et pour le pire, en quelque sorte. Mais le meilleur et le pire sont-ils tellement éloignés l’un de l’autre ? Pas sûr ! Car nous savons bien qu’au-delà de la magnifique ferveur d’un peuple qui célébrait son héros, la misère et la violence sont toujours omniprésentes dans les townships de Johannesburg, du Cap ou de Pretoria.

Nelson Mandela a certes vaincu l’apartheid et empêché une vengeance qui aurait inévitablement conduit à un bain de sang. Mais un seul homme ne pouvait, le temps d’une vie, effacer l’apartheid économique et social qui domine toujours son pays. Ce qui fait qu’il n’y a peut-être pas tant de différences entre Soweto et les quartiers pauvres de Bangui. La similitude n’est évidemment pas le fruit du hasard. Les deux pays ont longtemps été, l’un et l’autre, soumis au joug colonial. Au pays de Mandela, c’est un colonialisme brutal, raciste et fasciste qui s’est approprié toutes les richesses, et qui a, de surcroît, codifié l’inégalité en instaurant un régime de ségrégation constitutionnelle. Et, au fond, ce qui a (tardivement) indigné le monde dans les années 1980, c’est peut-être davantage le système juridique mis en place par le pouvoir blanc et son idéologie ostensiblement fasciste que l’apartheid économique qui résulte de tout colonialisme. Si bien que l’on pouvait en même temps boycotter l’Afrique du Sud et continuer de spolier de leurs richesses les autres pays d’Afrique par ce qu’on a appelé le postcolonialisme. La France s’est tout particulièrement illustrée dans l’étalage de cette contradiction. Ses dirigeants pouvaient tout à la fois faire les gros yeux aux Afrikaners racistes au pouvoir à Pretoria et pactiser avec Bokassa en Centrafrique ou le destituer, au gré de nos intérêts. Ils pouvaient d’un côté faire la morale, et de l’autre légitimer ou promouvoir les nombreux coups d’État qui avaient lieu à Bangui. Et cette incohérence, hélas, n’appartient pas au passé et pas seulement à notre politique africaine. Ainsi, le même François Hollande qui s’est rendu mardi aux obsèques de Mandela revient tout juste d’un voyage en Israël. Un pays qui avait refusé de boycotter l’Afrique du Sud de l’apartheid. On en comprend encore mieux la raison aujourd’hui puisque ses dirigeants pratiquent à l’encontre des Palestiniens une politique de discrimination et de séparation qui mérite la même dénomination. François Hollande s’est-il avisé, tandis qu’il festoyait avec son ami Benjamin Netanyahou, qu’un homme, Marwan Barghouti (dont nous publions la lettre, p. 30), surnommé le « Mandela palestinien », croupit depuis douze ans dans les geôles israéliennes ? A-t-il plaidé sa cause ? Non.

Comment imaginer alors qu’en d’autres temps il aurait plaidé la cause de celui auquel il a rendu hommage mardi ? Cherchez la contradiction ! L’incohérence est à peine moins évidente s’agissant de la tragédie centrafricaine. L’actuel président de la République a sur les épaules deux siècles d’héritage colonial ou postcolonial dont il n’est évidemment pas responsable. Et on ne peut guère condamner ici l’intervention française si celle-ci évite un génocide. Car c’est bien d’une situation pré-génocidaire dont il s’agit lorsque les milices de la Séléka, qui ont porté au pouvoir Michel Djotodia, massacrent hommes, femmes et enfants au seul prétexte qu’ils sont chrétiens. Mais la France n’est-elle pas dans cette longue histoire ce qu’on appelle un pompier-pyromane ? Ce n’est certes pas dans sa fonction de pompier qu’il faut la blâmer. Nous ne sommes rien ici pour refuser aux femmes et aux enfants centrafricains la protection qu’ils implorent au milieu d’une barbarie à laquelle s’adonnent aussi les milices chrétiennes d’auto-défense. Mais cela n’empêche pas de constater que, trois jours avant l’intervention en Centrafrique, la France accueillait un sommet France-Afrique (on devrait l’écrire ici en un seul mot) qui s’inscrivait dans la pire tradition postcoloniale. Il y avait là la fine fleur de la dictature et de la corruption africaines : le Tchadien Idriss Déby, le Camerounais Paul Biya, le Congolais Denis Sassou-Nguesso… L’autre bout du système colonial. Comment peut-on couvrir ces potentats arrimés à leur pouvoir depuis trente ou quarante ans ? La question n’est pas de savoir si l’on doit ou non intervenir aujourd’hui en Centrafrique, mais comment on en est arrivé là. Et pourquoi la France se tient toujours en position d’intervenir.

Tous les faits et gestes de notre diplomatie et de notre armée sur le continent africain ne sont pas inspirés par une soif de profits immédiats ; mais si nous nous trouvons là, soutenant des dictateurs ou négligeant les pays de moindre intérêt économique, c’est bien pour pérenniser un postcolonialisme qui détourne les richesses de ces pays. L’hommage à ce grand bonhomme que fut Nelson Mandela devrait être autre chose qu’un exercice de récupération politique. Il devrait être fondateur d’une autre morale dans les rapports Nord-Sud.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes