Bitcoin : une monnaie ultralibérale

Présenté comme une devise universelle permettant de s’affranchir du système bancaire, le bitcoin est pourtant bien ancré dans l’idéologie capitaliste. Et son usage n’est pas sans danger.

Camille Selosse  • 23 janvier 2014 abonné·es

Inconnu il y a un an, le phénomène bitcoin a gagné ses galons de sujet médiatique en 2013, au point de s’offrir une place dans les pages « événement » de Libération le 3 janvier dernier. Cette nouvelle monnaie qui fascine les uns autant qu’elle inquiète les autres a ceci d’original : elle est entièrement virtuelle et universelle. La création du bitcoin en 2009 est entourée de mystère. Il serait l’œuvre d’un Japonais de 37 ans répondant au nom de Satoshi Nakamoto. Mais il s’agit manifestement d’un pseudonyme : des internautes, détectives en herbe, ont relevé qu’il utilise les premières lettres de grands groupes électroniques mondiaux (Samsung, Toshiba, Nakamichi et Motorola). L’enquête est menée par quelques férus des nouvelles technologies ou de la finance, mais, à ce jour, le secret demeure. Ce Satoshi Nakamato a donc créé une nouvelle monnaie à partir d’un algorithme, qui se stocke sous forme électronique sur des plateformes en ligne ou des disques durs. Autrement dit, la création monétaire et la gestion des transactions sont réalisées par des ordinateurs (voir encadré). Et c’est déjà un point qui peut interpeller. Les algorithmes sont utilisés par exemple dans le trading haute fréquence, permettant des échanges en quelques microsecondes, mais aussi sur les sites de réservation en ligne ou même dans les voitures. Le bitcoin est, selon Frédéric Lelièvre [^2], responsable de la rubrique « économie et finance » du quotidien suisse le Temps, une nouvelle illustration de la colonisation du monde par ces outils mathématiques et électroniques.

Si le bitcoin est souvent présenté comme une monnaie alternative, il n’a en réalité pas grand-chose à voir avec les devises complémentaires dont on parle habituellement, telles les monnaies locales. Philippe Herlin [^3], chercheur en finance et défenseur de cette monnaie, nous explique d’ailleurs que «   le bitcoin ne peut pas être mis dans le même sac que les autres   ». C’est en effet la seule monnaie universelle au monde. Surtout, elle n’est adossée à aucune autre devise. « Si vous prenez l’exemple de la monnaie complémentaire WIR en Suisse, 1 WIR = 1 franc suisse, ils sont liés. Si jamais le franc suisse s’écroule, le WIR chutera avec. Alors que le bitcoin est totalement indépendant. » Le mécanisme est donc assez simple : vous pouvez acheter des bitcoins avec des euros, mais, une fois les bitcoins en votre possession, leur valeur fluctue de façon indépendante des variations de la monnaie européenne. Et pour fluctuer, elle fluctue ! En janvier 2013, on pouvait obtenir 1 bitcoin pour 20 dollars. En décembre 2013, le cours atteignait plus de 1 200 dollars, avec parfois des évolutions de plusieurs centaines de dollars en quelques jours. L’envolée du cours semble pour le moment surtout due à l’attrait de la nouveauté et à la découverte progressive du bitcoin. La machine s’est emballée lorsque plusieurs entreprises d’envergure ont annoncé qu’elles allaient autoriser les paiements en bitcoins. Paypal s’est notamment dit intéressé.

Bitcoin est un logiciel libre fonctionnant sur le principe du Peer to Peer, comme le protocole de téléchargement Bittorrent. Pour la création monétaire, il utilise la puissance de calcul du processeur d’un ordinateur, selon une formule inscrite dans le code du logiciel. Or, cette formule plafonne le nombre total de bitcoins potentiellement créés autour de 21 millions d’unités. La quantité de bitcoins en circulation ne peut donc être adaptée à la richesse économique, comme c’est le cas des autres monnaies, adossées à des autorités monétaires. C’est pourquoi le bitcoin est souvent appelé « or numérique », car cette caractéristique le rapproche du métal précieux. On parle d’ailleurs d’« extraction » de bitcoins.

Autre aspect de la formule : l’extraction devient de plus en plus complexe au fur et à mesure qu’on se rapproche de la limite, et demande de plus en plus de « temps machine ». Les premiers bitcoins extraits en 2009 l’ont été pour presque rien, alors qu’aujourd’hui il faut mettre au travail des machines plus puissantes, beaucoup plus longtemps. De ce point de vue, le système profite aux premiers arrivés sur le marché et est souvent comparé à la fameuse pyramide de Ponzi.

Pour Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’Attac, la différence avec les monnaies complémentaires plus « classiques » réside aussi, et surtout, dans l’idéologie qui sous-tend ces dernières. « Les monnaies complémentaires comme les SEL (systèmes d’échanges locaux) se fondent sur une communauté qui met en place des règles communes, autour de valeurs communes, et ce dans une logique égalitarienne. Le bitcoin, lui, c’est l’individualisme, le refus d’intermédiaires et d’autorité. Il n’y a pas de vision progressiste de la société.   » Et l’économiste de mettre en garde : « Le bitcoin, c’est de la spéculation et de l’instabilité, tout ce qui nourrit une crise.  » Philippe Derudder, auteur de Monnaies locales complémentaires : pourquoi, comment ? [^4], va dans le même sens : «   Le bitcoin ne fait que reproduire les vices du système. C’est la volonté de faire de l’argent avec de l’argent et de s’affranchir d’une tutelle. Alors que les monnaies locales souhaitent redonner du sens : elles ont des objectifs sociaux, écologiques et citoyens.   » D’ailleurs, Dominique Plihon envisage la monnaie comme « une institution sociale ». « Donc, si on s’intéresse vraiment à ce qu’est la monnaie, précise-t-il, je ne pense pas qu’on puisse dire que le bitcoin en est une. Une monnaie représente de la confiance et peut être utilisée comme unité de compte. Là, avec une telle volatilité, cette fonction est impossible. » Rapidement, le bitcoin a attiré de plus en plus de curieux, et l’empressement grandissant à en acquérir a commencé à alarmer les autorités bancaires. L’Autorité bancaire européenne (ABE) s’est ainsi fendue, le 12 décembre dernier, d’un communiqué intitulé « Avertissement aux consommateurs concernant les monnaies virtuelles ». Car ce nouvel eldorado n’est pas sans risque. Le danger principal tient à la nature même de la monnaie : virtuelle et électronique. Les piratages informatiques se sont multipliés parallèlement à l’envolée du cours, faisant perdre à certains des sommes équivalant à plusieurs centaines de milliers de dollars. Or, l’ABE rappelle qu’il «   n’existe aucune protection juridique spécifique, au travers d’un système de garantie des dépôts par exemple, qui couvre les pertes occasionnées ». La banque de France y est allée encore plus franchement le 5 décembre, dans un communiqué intitulé « Les dangers liés au développement des monnaies virtuelles : l’exemple du bitcoin ». Quant à la Chine, elle a interdit les échanges en bitcoins. Mais d’autres se laissent tenter, comme l’Allemagne, qui a décidé de le reconnaître officiellement comme une monnaie alternative (et ainsi en taxer les plus-values), ou la Fed américaine, dont le président estime qu’il a du « potentiel » .

De fait, le bitcoin, à l’origine adopté essentiellement par des individus rejetant le système, est en passe de devenir la monnaie alternative du système libéral et capitaliste. Désormais, il est surtout utilisé à des fins spéculatives, ce qui est à la fois une cause et une conséquence de sa forte volatilité. Les grands propriétaires de bitcoin sont d’ailleurs connus pour leur fort penchant pour l’argent. Citons par exemple les frères Winklevoss, qui ont accusé Mark Zuckerberg de leur avoir volé l’idée de Facebook et sont revenus sur un accord amiable prévoyant 65 millions de dollars de dédommagement afin de réclamer plus. Ils détiendraient plus de 100 000 bitcoins. On trouve aussi quelques hedge funds parmi les gros investisseurs dans le bitcoin. Le système est aussi régulièrement accusé d’être un moyen de financement privilégié de la criminalité, du fait de l’absence de contrôle. Si Philippe Herlin souligne que « l’argent sale et la criminalité n’ont pas attendu les bitcoins pour prospérer », il n’en demeure pas moins que leur utilisation semble se limiter pour le moment à de la spéculation et à des utilisations douteuses, hormis quelques bars qui l’acceptent. Pas vraiment le genre d’usage qui permet à l’économie réelle de créer des emplois ou à un pays de se développer.

Pour Philippe Derudder, le bitcoin, c’est surtout « de l’opportunisme. Si on en parle, c’est avant tout parce que c’est une réaction au pouvoir. Tandis que les monnaies locales ne s’opposent à rien et cherchent à réduire les conséquences néfastes du système, pas à s’en affranchir. C’est moins spectaculaire ». Mais probablement plus efficace, selon Dominique Plihon. Car c’est de toute façon une «   illusion d’imaginer qu’on puisse se passer d’autorités bancaires contrôlées et surveillées, explique l’économiste. La monnaie est une institution sociale, fondée sur le lien social et la confiance. Or, le système des banques centrales offre une garantie qui favorise cette confiance, et on ne peut se passer de régulation. C’est une erreur de penser que la régulation peut se faire toute seule, par le marché ». Il reconnaît évidemment qu’il y a des « problèmes » dans le système monétaire actuel, « des abus, des questions sur le rôle de la BCE… Mais il faut le réformer, non chercher à le supprimer ». En somme, les adeptes du bitcoin posent de bonnes questions, mais y apportent de mauvaises réponses. Tous s’accordent néanmoins sur un point : il faut laisser les personnes intéressées tenter l’expérience. Et Frédéric Lelièvre de conclure : « Les gens qui utilisent le bitcoin sont extrêmement joueurs, mais qu’ils ne viennent pas se plaindre s’ils perdent. »

[^2]: Auteur avec François Pilet de Krach Machine. Comment les traders à haute fréquence menacent de faire sauter la Bourse , Calmann-Lévy.

[^3]: Auteur de la Révolution du bitcoin et des monnaies complémentaires. Une solution pour échapper au système bancaire et à l’euro ? , Ebook, Eyrolles/Atlantico.

[^4]: Chez Yves Michel.

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La gauche à Hollande
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