« Dernières Nouvelles du martin-pêcheur » de Bernard Chambaz : Portrait de père à l’enfant

Récit d’une traversée des États-Unis à vélo, *Dernières Nouvelles du martin-pêcheur* est aussi un hymne au dialogue. Entre morts et vivants, entre figures historiques, entre Bernard Chambaz et son fils décédé il y a dix-neuf ans.

Anaïs Heluin  • 30 janvier 2014 abonné·es

«Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître sa nuit », dit Bernard Chambaz, tout au long de ses Dernières Nouvelles du martin-pêcheur. « Du simple sentiment de la vie, il résulte la possibilité d’être joyeux. Le deuil est compatible avec la joie », écrit par exemple le romancier-Sysiphe qui, de livre en livre, poursuit le même fantôme. Celui de Martin, son fils décédé il y a dix-neuf ans. Cette fois, c’est à bicyclette qu’il a décidé de partir à la rencontre de son enfant. Ou plutôt des souvenirs que lui a laissés son garçon disparu beaucoup trop tôt. Comme pour éprouver l’absurde décrit par Albert Camus dans son Mythe de Sisyphe, Bernard Chambaz a décidé, durant l’été 2011, de reprendre une route que, juste avant la disparition de son fils, il sillonnait avec le cœur léger de ceux qui n’ont pas encore connu de deuil.

Cette route, c’est celle qui traverse les États-Unis d’est en ouest, du cap Cod à Los Angeles. Il y a dix-neuf ans, l’auteur l’empruntait en voiture. Mais la mort d’un fils empêche de rouler sans souffrir et sans penser. Le voyage qu’il raconte dans Dernières Nouvelles du martin-pêcheur, il l’a alors fait à vélo. Au fil des jours et des pages, un aujourd’hui à deux roues dialogue avec un hier motorisé, et chaque coup de pédale est un effort présent qui côtoie une facilité passée. Mais plus Los Angeles approche, plus les deux époques semblent se confondre. « La joie est si intense qu’elle sort de mon corps. Ce sont des larmes et tant pis si elles semblent ridicules », peut-on lire dans les dernières pages. À ce moment-là, l’auteur n’est pas encore tout à fait parvenu au sommet de sa colline. Il aperçoit à peine Los Angeles mais, déjà, il commence à penser au retour. Et, comme Sisyphe entre deux douloureuses ascensions, il sait qu’il devra tout recommencer. À l’infini, sans doute.

Un Martin ne se laisse pas attraper comme ça : ne serait-ce que pour apercevoir le tee-shirt Lee qu’il portait le jour fatidique, il est nécessaire de multiplier ruses et calculs – aussi bien sur la route que dans l’écriture. Mais Bernard Chambaz est un Sisyphe heureux. Conscient de sa misérable condition de prolétaire des dieux ou du hasard, il puise sa joie et ses mots dans la tragédie qui, lorsqu’elle n’est pas dite de manière explicite, donne lieu à toutes sortes d’analogies. Présente dans le titre et déclinée tout au long du livre, la plus évidente est celle qui fait du martin-pêcheur une des formes d’apparition de Martin durant l’été 2011. Comme le fils regretté, l’oiseau est décrit par tous les moyens dont dispose le romancier : des citations – celle de Buffon, entre autres, selon qui le martin-pêcheur « doit être, après l’homme, placé au premier rang », des anecdotes historiques, des scènes vécues lors de la traversée américaine. Utilisée pour toutes les autres « madeleines » qui font surgir l’image de Martin, cette approche plurielle du souvenir fait de Dernières Nouvelles du martin-pêcheur un complexe réseau d’épiphanies déguisé en journal.

La chronologie apparente de l’ouvrage s’efface derrière les liens multiples que Bernard Chambaz tisse entre les choses, entre les mots et les choses, et entre les mots. Et le paysage américain, décrit à la lumière de ce que fut Martin le météore, se superpose à d’autres paysages présents ou passés. Si elle détermine chaque fragment de la narration polyphonique, la figure de Martin est aussi le point de départ d’une exploration du monde. Présence-absence qui, au fil du roman, se manifeste de diverses manières, elle est un carrefour qui permet des rencontres improbables. Des Américains anonymes du XXIe siècle y croisent de fameux Américains d’hier. Abraham Lincoln, Charlie Parker, l’écrivaine et aviatrice Anne Morrow Lindberg et bien d’autres personnalités qui firent l’Amérique sont autant de personnages endeuillés qui prolongent la perte de l’auteur. Qui l’adoucissent aussi, car, en contant la peine de ces illustres parents, Bernard Chambaz s’éloigne un moment de son propre chagrin. Comme le vélo, l’écriture est pour le romancier un subtil mélange de joie et de tristesse où tous les dialogues sont possibles.

Littérature
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