En Guadeloupe, les fils d’esclaves luttent pour la terre

À Daubin, des paysans exigent la propriété de terres cultivées par leurs familles depuis plus d’un siècle dans des conditions léonines au profit de grands exploitants, qu’ils dénoncent comme illégitimes.

Patrick Piro  • 9 janvier 2014 abonné·es

«Vous avez vu nos barrières ? » La camionnette de Gabriel Timim stoppe devant des champs de canne à sucre qui moutonnent jusqu’à proximité du rivage de la mer des Caraïbes. Sur quelques mètres, une clôture légère en interdit l’accès de manière symbolique. Elle a été érigée par une trentaine de paysans de Daubin, un des secteurs de la commune de Sainte-Rose, située à la pointe nord de Grande-Terre en Guadeloupe. À plusieurs reprises ces derniers mois, ils ont hissé le drapeau rouge, « en rappel de la lutte des anciens et du sang versé ». Descendants d’esclaves, ils revendiquent la possession de 2000 hectares de terre, exploitées par leurs familles parfois depuis plus d’un siècle, et dont Hubert de Jaham, gérant de la Compagnie agricole du comté de Lohéac et issu d’une famille de békés martiniquaise [^2], se dit légitime propriétaire. « Daubin cé tan nou ! » Directe, sèche, l’affirmation peinte sur un petit panneau de bois ficelé au tronc d’un cocotier sonne comme une colère enfin libérée : « Daubin, c’est à nous ! »

Le conflit prend forme en mai 2009, quand les agriculteurs reçoivent un courrier proposant une résiliation à l’amiable de leur contrat d’exploitation, assortie de la vente à prix modique de parcelles de 1 000 m2 intégrant les maisons qu’ils ont construites sur le terrain de la compagnie. « Ce n’est pas un hasard si de Jaham mit le paquet à cette époque pour affirmer son emprise sur le foncier », commente l’historien Raymond Gama. Cette année-là, le mouvement Liyannaj kont pwofitasyon (LKP, « Collectif contre l’exploitation outrancière »), dont il est l’un des chefs de file, est à l’origine d’une grève générale qui durera du 20 janvier au 4 mars (voir encadré). « Toute cette agitation a fait sortir les rapports sociaux de leur case, et ravivé les tensions issues du colonialisme. » Les premiers Européens ont débarqué en Guadeloupe dans la région de Sainte-Rose. C’est là également qu’a survécu une pratique de métayage héritée de l’esclavagisme, le colonage partiaire : les descendants d’esclaves travaillent sur la terre d’un grand propriétaire en échange d’un loyer calculé sur le montant de la récolte. À Daubin, les paysans abandonnaient à la Compagnie agricole du comté de Lohéac 15 % du prix payé pour la canne livrée à Gardel, l’usine à sucre locale. Le colonage partiaire, ponction archaïque et considérée comme abusive (elle pouvait atteindre 25 %), a été quasiment éliminé de l’île avec la réforme foncière de 1980. « Mais il a fallu attendre 2010 et une modification du code rural local pour que ces relations de travail, souvent établies verbalement, soient muées en contrats de fermage classique », explique Raymond Gama. « Nos parents étaient esclaves, ils ont souffert, et nous, on nous a volés », s’élève Gabriel Timim. À Daubin, sur 44 agriculteurs concernés, 15 seulement ont accepté la proposition d’Hubert de Jaham. Les autres ont commencé à s’interroger sur la légitimité de son statut de propriétaire. Les paysans brandissent la loi de prescription acquisitive, qui attribue la propriété d’une terre à ceux qui l’occupent de manière « publique, non équivoque, paisible et continue » depuis plus de trente ans. « L’une de mes ancêtres est née sur ces terres en 1872. Pour d’autres, cela remonte à plus loin encore », argumente Jean-Luc Nestor, meneur du Collectif de l’ouest de Sainte-Rose et des environs (Cose), qui regroupe les contestataires. « De Jaham, lui, est descendant de békés arrivés de Martinique en 1928. »

En mars 2009, après quarante-quatre jours de grève générale, les autorités et le patronat cédaient devant les revendications du LKP, mouvement composé d’une cinquantaine de syndicats, associations, partis politiques et organisations diverses. Cinq ans plus tard, la Guadeloupe semble être rentrée dans le rang.

Élie Domota, secrétaire général de la puissante Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG) et porte-parole du LKP, tonne comme aux belles heures des mobilisations de rue contre « l’escroquerie » dont son peuple est victime : salaires, contrôle des prix des denrées de première nécessité, transparence sur les importations de carburant, actions pour la jeunesse, etc., nombre d’avancées obtenues sur le papier sont restées lettre morte. « Si toutes les politiques publiques semblent désormais implicitement se référer à nos revendications, les dysfonctionnements de fond n’ont jamais été abordés… »

En perte d’influence, le LKP guette néanmoins l’opportunité de repartir à l’assaut pour exiger le respect des accords de 2009. Une vingtaine de ses cadres se réunissent chaque lundi au palais de la Mutualité de Pointe-à-Pitre. « Nous sommes présents sur les dossiers de l’eau, du logement, des pesticides, de la santé… », expose Michaël Mathurin, de l’Association de défense des intérêts des mutualistes (Adim).

« Certes, la mobilisation connaît un reflux en Guadeloupe, mais nous sommes convaincus que c’est temporaire, car les frustrations sont importantes », analyse Ismar Oguenin, de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG).

À ce titre, l’affaire Daubin, dont certains pensent qu’elle pourrait jouer le rôle de révélateur de situations semblables ailleurs dans l’île, est perçue par le LKP comme emblématique d’une évolution des esprits à laquelle il a contribué. « Le refus de tolérer l’exploitation s’est durablement ancré dans toutes les strates de la population », affirme Raymond Gama.

Les paysans ont suspendu depuis 2010 le paiement d’une dîme qu’ils jugent indue. « Pourtant, l’usine l’a prélevée à notre insu pour le compte de Jaham ! », s’insurge Jean-Luc Nestor. Le conflit a pris depuis un an un tour judiciaire marqué, avec des actions croisées entre les deux parties. « Sur la majeure partie des 2 000 hectares que le gérant exploite directement, il n’a pas pu prouver qu’il possède des titres de propriété », indique Patrice Tacita, avocat du Cose. Sur la portion louée aux paysans, la société exhibe, pour justifier son droit, un document d’arpentage datant des années 1930 que l’avocat considère comme abusif. « Il a été établi de manière unilatérale par les békés, sans qu’il puisse être contredit par les familles installées, pour la plupart illettrées. » Les contradictions, les anomalies juridiques et les entorses judiciaires sont nombreuses dans cette affaire. Ainsi, plusieurs membres du Cose payent-ils la taxe foncière sur la parcelle qu’occupe leur maison, impôt qui affecte… les propriétaires. Quatre des agriculteurs sont pourtant sous le coup d’une mesure d’expulsion dans le but de faire détruire leur habitation, prononcée le 12 décembre par le tribunal, qui a estimé que la compagnie est dans son droit, le contrat verbal de bail établissant sa propriété. Un appel, suspensif, a été interjeté par l’avocat le 27 décembre. La tension est fortement montée depuis septembre. Les paysans ont bloqué à plusieurs reprises la route d’accès aux plantations. Les échauffourées ont même pris un tour violent début novembre. Le gérant aurait déboulé avec des hommes en arme et des chiens pour anéantir trois hectares de maraîchage du collectif. « Nous avons porté plainte, photos et constat d’huissier à l’appui. Mais rien, le procureur est muet. La voilà la justice, en Guadeloupe ! », s’exclame Jacques Saint-Marc, l’un des membres du collectif.

Une justice qui s’appuie sur le bras armé ancestral de l’État français, estime Patrice Tacita. « Car, enfin, l’affaire dépasse le droit civil commun, elle est éminemment politique. Veut-on reconstruire ici une société équilibrée, depuis que l’esclavage a été aboli ? Tout se passe comme si l’on déniait toujours à ces personnes le droit de devenir actrices de leur vie. » En mai dernier, la ministre de la Justice, Christiane Taubira, estimait l’époque mûre pour une « politique foncière » en faveur des descendants d’esclaves, rappelant la « confiscation des terres » par les « descendants des “maîtres” » aux Antilles [^3]. Une déclaration parfaitement concordante avec le point de vue du Cose. Mais qui n’a rien déclenché à ce jour. À Daubin, on s’en remet à la mobilisation locale pour obtenir gain de cause. « Ça va bouger ! », promet Jean-Luc Nestor.

[^2]: Descendants des premiers colons européens.

[^3]: Entretien au JDD, 11 mai 2013.

Écologie
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