Leçons tunisiennes

Si l’adoption de la Constitution tunisienne est d’une portée considérable pour le monde arabe, elle est riche aussi d’enseignements pour notre société.

Denis Sieffert  • 30 janvier 2014 abonné·es

Il est toujours hasardeux de qualifier d’historique un événement qui n’a pas encore reçu la patine du temps. Et plus encore lorsqu’il survient dans le tourbillon d’un processus révolutionnaire jalonné de drames et de retournements de situation. Faisons tout de même le pari que la Constitution adoptée dimanche par la Tunisie, après des mois d’âpres débats, fera date bien au-delà des frontières de ce pays. En affirmant « la liberté de conscience et de croyance », « le libre exercice du culte » et « l’égalité entre les citoyens et les citoyennes », mais en précisant que l’État est « le gardien de la religion » et « le protecteur du sacré », le texte résout une contradiction que beaucoup croyaient indépassable entre le religieux et le séculier. Si l’événement est évidemment d’une portée considérable pour le monde arabe, il est riche aussi d’enseignements pour notre société dominée par une lecture essentialiste de l’islam, et habitée de tant de préjugés hostiles. Pour arriver à un tel consensus, ce sont les islamistes d’Ennahda qui ont fait le plus de concessions. À commencer par l’abandon volontaire d’un pouvoir que leur avait confié le suffrage universel. Mais rien n’aurait été possible non plus si, depuis trois ans, des laïques n’avaient pas accepté de dialoguer avec les islamistes et de nouer avec eux des alliances.

La comparaison est évidemment tentante avec l’Égypte, plongée au même moment dans un nouveau bain de sang et promise à un retour de la dictature. À vouloir tout accaparer, mais aussi par naïveté, les Frères musulmans égyptiens ont fini par tout perdre. Ils sont aujourd’hui traqués par des militaires revanchards. La divergence des destins de ces deux pays qui ont accompli leur révolution à quelques semaines d’intervalle, fin 2010, début 2011, ne s’explique pourtant pas uniquement par les choix stratégiques des deux grands mouvements islamistes. L’histoire n’a pas commencé avec la chute des dictateurs. À bien des égards, l’héritage était différent.

En Tunisie, la société civile, tant bien que mal, a survécu à la dictature. L’Union générale des travailleurs tunisiens, notamment, n’a jamais cessé d’exister. Elle a pesé encore de tout son poids au cours des dernières semaines. Mais, surtout, l’armée n’a jamais occupé dans la société tunisienne la place que se sont octroyés les militaires égyptiens au cours de soixante années de pouvoir. Les Frères musulmans ont eu le tort de croire qu’ils pourraient circonvenir la hiérarchie militaire en lui accordant quelques ministères, alors que la caste des généraux, enrichie par une aide américaine versée en contrepartie de sa connivence avec Israël, défend un véritable empire économique. Cependant, on peut toujours faire l’inventaire des erreurs commises par les Frères musulmans, cela ne doit pas nous faire oublier que la destitution de Mohamed Morsi, le 3 juillet dernier, était un coup d’État, fût-il soutenu par une partie de la population. L’Égypte, ce jour-là, est entrée dans la contre-révolution. Et les démocrates qui ont cru que l’avenir leur appartiendrait après la liquidation des islamistes par l’armée se sont lourdement trompés. Aujourd’hui, ils subissent eux aussi la répression ordonnée par le nouveau potentat, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Même si ce sont évidemment les islamistes qui payent le prix fort de ce retournement de situation. La violence faite à la démocratie n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé en Algérie, en 1992, lorsque le processus électoral favorable aux islamistes a été interrompu par les chars. On connaît la suite : dix ans de guerre civile et deux cent mille morts. Il y a quelques raisons d’être affligés par la passivité occidentale, pour ne pas dire plus, face à la situation égyptienne. En refusant même de prononcer les mots « coup d’État », les États-Unis ont confirmé qu’ils étaient guidés par le seul impératif de la sécurité d’Israël. Et qu’à tout prendre, mieux valait renouer avec les bonnes vieilles certitudes de naguère. Pour d’autres raisons – la défense de la laïcité en particulier –, une partie de l’opinion française a applaudi au coup de force militaire. Parfois même au nom de la démocratie ! Il y a derrière tout cela une inavouable pensée : la dictature irait très bien aux pays arabes. Et c’est justement ici que les événements de ces derniers jours à Tunis prennent toute leur signification.

Mais restons prudents car il n’y a pas de fin de l’Histoire. Le processus démocratique, qui doit normalement conduire à des élections générales cette année en Tunisie, est toujours à la merci d’une provocation. Les groupes qui ont assassiné Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, qu’ils soient liés aux salafistes ou aux nostalgiques de l’époque Ben Ali, conservent leur pouvoir de nuisance. Mais la démocratie naissante est surtout fragile pour une autre raison. Nous parlons ici de principes qui fondent une société, et de rouages institutionnels. Pas de chômage et de misère. Ce sont pourtant ces fléaux qui ravagent le pays. Quelle que soit la grandeur du texte adopté dimanche par les députés tunisiens, il ne fait que créer les bases d’une nouvelle organisation sociale. Encore faut-il après cela que les nouveaux dirigeants, même légitimes, même démocrates, veuillent et puissent mener une politique de juste répartition des richesses. Et que la communauté internationale les y aide. Mais c’est déjà une autre histoire.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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