« On a enterré deux fois l’œuvre de Lévi-Strauss »

Maurice Godelier a travaillé avec le célèbre anthropologue et longuement fréquenté son œuvre. Il en livre aujourd’hui une analyse serrée – et critique.

Olivier Doubre  • 30 janvier 2014 abonné·es

Àpeine agrégé de philosophie, Maurice Godelier fait rapidement savoir à ses professeurs que « ce sont les gens qui vivent aujourd’hui qui l’intéressent », comme il nous l’a rappelé en préambule de cet entretien. Brièvement chercheur en économie, il devient maître-assistant de l’historien Fernand Braudel, avant de choisir l’anthropologie. Maître-assistant de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, il entame une brillante carrière qui le mène aux quatre coins du monde, en particulier en Papouasie-Nouvelle-Guinée, auprès de l’ethnie des Baruya. Médaille d’or du CNRS, il crée et dirige son département des sciences de l’homme et de la société, alliant un engagement à gauche à une vision politique de l’anthropologie. Il continue aujourd’hui d’intervenir dans les débats de société, dernièrement à propos du mariage pour tous et de la filiation, comme spécialiste de la parenté [^2]. C’est sa longue fréquentation des écrits de Lévi-Strauss qui lui permet aujourd’hui de livrer une lecture personnelle, scientifique, et parfois très critique, de l’œuvre du grand anthropologue du XXe siècle.

Comment avez-vous travaillé pour écrire cette analyse de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss ?

Maurice Godelier : Cela m’a pris plus de trois ans. Ce fut un travail de longue haleine, épuisant parfois. J’ai commencé par tout reprendre, tous ses livres, et les mettre en fiches. Regardez là, et là [il nous montre une énorme pile de cahiers de notes et de chemises, à côté de l’ensemble des ouvrages de Lévi-Strauss, NDLR]  : ce sont toutes mes notes et mes résumés ! Au début, j’avais cru que mes connaissances étaient suffisantes pour faire un livre de 280 pages, comme on me l’avait demandé initialement. Mais, d’abord, relire seulement les quatre volumes de Mythologiques, cela demande beaucoup de temps, car ce n’est pas un roman ! Ensuite, il a publié trois autres livres, jusqu’à Histoire de lynx, sans compter le résumé de ses cours au Collège de France et les conférences publiées après sa mort ; et puis, auparavant, il y a le Totémisme, les Structures élémentaires de la parenté, Tristes tropiques, la Pensée sauvage,  etc. Donc j’ai tout repris. Systématiquement. Certes, quand il traite de la parenté, je comprends assez rapidement, parce que j’ai beaucoup travaillé le sujet, mais, sur les mythes, il y avait 60 à 70 articles publiés ici ou là. La masse était donc énorme : au total, 21 livres et plus de 200 articles ou entretiens. En reprenant tout cela, je ne pouvais plus me contenter de ce que je savais. Mais, en fin de compte, j’ai compris que la bonne méthode n’était pas de relire et de rédiger des notes. Il fallait au contraire tenter de suivre la généalogie de sa pensée à partir de ses premiers articles de 1943, 1944, 1945, écrits à New York, que personne n’a lus alors. Donc, petit à petit, j’ai tout relu historiquement – en connaissant tout de même le contexte scientifique ou intellectuel de l’époque, les grands courants de la discipline. Je voyais ainsi se construire les notions qu’il met au jour, comme celle d’armature, de mythème, de zoème, de schème mythique, de la loi canonique des mythes… C’était très long, mais c’était la bonne méthode.

C’est donc une biographie intellectuelle de l’œuvre. Vous n’abordez jamais, ou rarement, sa vie personnelle…

Absolument. C’est une biographie scientifique. De l’œuvre uniquement. Je n’ai pas fait une biographie du monsieur ! Dans l’introduction, j’explique qu’il y a cinq grands domaines abordés dans l’œuvre, ce que j’ai appelé « la longue torsade à cinq brins », dont la parenté, les mythes, les principes et la méthode de l’analyse structurale, l’histoire et l’évaluation du futur de l’humanité. J’ai laissé tomber le cinquième, qui traite de l’art et de la musique. Parce que c’est la partie où apparaît le plus la subjectivité de ses jugements, qui ne me paraissent pas constituer la part la plus scientifique de son œuvre. Par exemple, il n’aime pas la musique sérielle, il n’aime pas Picasso, mais beaucoup la peinture de Poussin, etc. Je ne suis pas apte à juger ses jugements. Sur la parenté, j’en suis capable, enfin je le crois, mais sur ses goûts… Tout en admirant par ailleurs beaucoup de ses articles sur l’art. En somme, sa subjectivité, comme chez tout auteur, apparaît dans ses livres. Le problème est que, comme il a été littéralement divinisé comme penseur rationnel, structuraliste, les gens ne peuvent pas imaginer qu’il y ait dans l’œuvre des noyaux de subjectivité. Je sais bien les énormes progrès qu’il a fait faire à la discipline, mais j’ai voulu aussi dégager les limites de son œuvre et les failles dans sa pensée. Comme chez tout penseur. Lévi-Strauss était un grand chercheur, mais aussi un homme comme les autres.

Par-delà les failles dans sa pensée, ne pointez-vous pas combien cette « divinisation » de l’œuvre et de l’homme a figé la discipline et l’a empêchée de progresser ?

Il n’y a aucune raison de s’arrêter à Lévi-Strauss ! Surtout, on n’a pas attendu Lévi-Strauss pour parler de structures dans les sciences sociales. Chaque fois c’est pareil : d’abord, il voit les trous, les failles, chez les anthropologues qui l’ont précédé, et il fait faire des avancées immenses à la discipline. Mais, ensuite, il reste avec ses choix théoriques – et rien ne justifie de s’y arrêter et de s’y conformer ad vitam aeternam … Il y a donc deux façons de faire mourir Lévi-Strauss : soit on dit que c’est un « vieux con » et qu’il appartient au passé ; soit on dit que c’est un dieu et qu’on ne peut rien contester de ce qu’il a dit… Pour ma part, je pense que Lévi-Strauss n’est pas mort, car il nous a donné un certain nombre de noyaux théoriques irréversibles. Mais, à partir de là, on avance ! D’ailleurs, il le dit lui-même à propos de Marx : le Capital, c’est la « théorie des structures du capitalisme ». Déjà, au XIXe siècle, on parlait de structures et de système capitalistes ! Il faut donc arrêter avec cette supposée divinité que certains ont voulu faire de Lévi-Strauss.

Cette critique n’illustre-t-elle pas votre approche de l’anthropologie, celle d’une discipline portant une critique radicale de la société dans laquelle on vit, quelle que soit la latitude ?

Certainement. Comme je pense avoir quelque chose à dire sur les questions de parenté et de filiation, particulièrement aujourd’hui quand on voit les catholiques traditionalistes relever la tête contre le mariage pour tous. J’ai pris position pour rappeler que la famille n’est en rien le fondement de la société. Tout d’abord, l’anthropologie implique le décentrement de l’individu par rapport à son éducation, à ses valeurs. Donc un travail sur soi. C’est seulement à ce prix-là qu’on peut espérer comprendre l’altérité des autres. Nous vivons dans un monde multiculturel, globalisé. Il y aura de plus en plus d’immigrés de toutes sortes, et nous-mêmes serons des immigrés d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi je pense que l’anthropologie et l’histoire sont les deux sciences formatives pour le XXIe siècle.

Diriez-vous que vous pratiquez une anthropologie engagée ?

C’est vrai que je suis un militant. Notamment, aujourd’hui, auprès des médecins, des psys et surtout dans les associations de travailleurs sociaux. Mais il faut s’entendre sur le terme « engagé ». L’intellectuel « engagé » version IIIe Internationale, comme intellectuel de service, ce n’est pas terrible pour la recherche ! Ce n’est pas mon genre. Toutefois, si on ne se bouge pas pour la société dans laquelle on vit, on est condamné à s’enfermer dans le monde académique – et cela ne m’intéresse pas ! Sur ce point, Lévi-Strauss a fait un choix qui n’est pas le mien, de socialiste dans sa jeunesse à conservateur à la fin de sa vie et, comme il l’a dit à l’Express en 1986, « vieil anarchiste de droite » … L’anthropologie jette un regard sur les autres, mais aussi sur nous-mêmes, qui implique un déplacement, un décentrement. Et on ne peut pas être ethnologue sans avoir fait du terrain pendant des années. Il s’agit d’une vraie immersion. Donc, il est exact que je suis un militant de ma discipline. Dans de multiples champs. Notamment parmi ceux qui s’occupent de la famille, qui explose aujourd’hui. En même temps, il est évident que je suis de gauche, et ce depuis toujours. Mais, être engagé, c’est faire son boulot correctement, publier et témoigner. Sans narcissisme : on ne témoigne pas pour l’Académie française ou pour la seule université. On témoigne pour les gens qui vivent autour de nous, aujourd’hui, pour que la recherche fasse avancer la société. C’est ma position. Et il faut y aller !

[^2]: Cf. notamment les Métamorphoses de la parenté , Fayard, 2004 ; rééd. poche, « Champs », Flammarion, 2010.

Idées
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